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Note aux institutions culturelles attaquées pour leur soutien au Navire Avenir

par Sébastien Thiéry, coordinateur des actions du PEROU et du projet de création du Navire Avenir.

De l’extrême droite, des vents mauvais se lèvent en 2024 contre des institutions culturelles qui, soutenant la création d’un véritable navire de sauvetage, seraient à l’évidence coupables de « détournement de fonds publics ». Une autre évidence est à construire : que le Navire Avenir est une oeuvre et que sa réalisation relève incontestablement d’une mission de service public de la culture.

Le 15 octobre 2023, 60 directrices et directeurs d’institutions culturelles européennes, dont Marie Roche directrice du Pacifique – CDCN de Grenoble, publient dans le journal Le Monde « Nous sommes le rivage », manifeste affirmant leur soutien à la création du Navire Avenir. Le texte se conclue ainsi : « (…) il s’agit d’une oeuvre que nous inscrivons au programme des institutions que nous dirigeons et dont nous soutenons avec détermination la création ». Depuis lors, quelques publications, articles, posts – signés parfois par des élus municipaux - ont fait entendre une colère, d’aucun accusant ces institutions culturelles de « détournement de fonds publics » : soutenir la création d’un véritable navire de sauvetage ne saurait, à l’évidence, relever d’une mission de service public de la culture. Ces vents mauvais s’amplifient, d’abord portés par une presse ouvertement d’extrême droite puis par des journaux à grands tirages. Alors venons-nous de rédiger une note visant à outiller celles et ceux qui pourraient être confronté·es à ces vents là. Cette note est adressée aux directrices et directeurs des institutions culturelles déjà partenaires, comme à celles et ceux qui souhaiteraient rejoindre cette assemblée magnifique, et porter l’Avenir.

1. LA RÉPONSE DEPUIS LA SCÈNE DE L’ART : L’ARGUMENT INSTITUTIONEL

Cette oeuvre a été imaginée à la Villa Médicis, en réponse à une sollicitation du Centre Pompidou-Metz qui me demandait de lui proposer une oeuvre pour les 10 ans du Centre, ce à quoi je lui ai répondu : cette oeuvre sera le premier navire spécifiquement conçu pour le sauvetage et le soin en haute mer. Elle a été dessinée et présentée au sein d’une vingtaine d’institutions culturelles depuis 2021, comme dernièrement au Centre Pompidou-Paris (octobre 2023), à l’Institut du Monde Arabe (novembre 2023), à la Maison de la Poésie (décembre 2023), à la Comédie - CDN de Reims (février 2024). Sa conception a mobilisé une cinquantaine d’écoles d’art, de design, d’architecture, de l’Europe entière. Participant d’une procédure auprès de l’UNESCO visant à faire inscrire les gestes de l’hospitalité au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité, elle a été en outre soutenue par le Ministère de la Culture dans le cadre du programme de soutien à la création Mondes Nouveaux et par l’Institut Français et le Goethe Institut qui ont accueilli le projet à Palerme en 2022. (La liste des institutions partenaires est tenue à jour sur le site du projet -www.navireavenir.eu - dans la rubrique Assemblée).

Cette oeuvre a donc fait l’objet d’une tribune co-signée par les directrices et directeurs de 60 institutions culturelles européennes (musées, théâtres, centres chorégraphiques, centres d’art, festivals…) publiée dans la version numérique du journal Le Monde du 15 octobre 2023, sous le titre « Pour la création du Navire Avenir, premier d’une flotte mondiale de sauvetage en haute mer ». Dans cette tribune-manifeste, deux chapitres, deux idées :

  • que laisser se poursuivre la tragédie en Méditerranée c’est, pour ces institutions culturelles d’Europe, l’assurance de l’anéantissement de ce qui les fonde, et que la survie de celles-ci exige donc que cesse cette tragédie ;

  • que ces institutions inscrivent le Navire Avenir à leur programme et soutiennent la réalisation de cette « oeuvre agissante » dont la splendeur se trouve exactement dans sa conséquence revendiquée : elle doit contribuer, en actes, à ce que cette tragédie cesse.

Soutenir cette oeuvre c’est donc participer d’un vaste mouvement qu’il convient de réaffirmer pour sortir de la solitude dans laquelle voudraient enfermer certaines attaques ad hominem. Et c’est un mouvement qu’il convient de faire s’amplifier : c’est un choix collectif qui fera venir et tenir en haute mer, le Navire Avenir comme oeuvre d’art, offrant aux opérations de sauvetage protection renforcée. Il est important d’ajouter que certaines institutions culturelles ont refusé de signer ce manifeste, et que cette évidence reste donc à construire, collectivement : c’est une condition majeure de l’effective réalisation du Navire Avenir et de sa capacité donc à donner au sauvetage et au soin en haute mer une puissance renouvelée.

2. LA RÉPONSE DEPUIS L’HISTOIRE DE L’ART : L’ARGUMENT ESTHÉTIQUE

Le Navire Avenir est une oeuvre qui prend au mot la promesse (au moins implicite) de toute oeuvre : bouleverser quelque chose du cours du monde, être conséquente, avoir des conséquences. C’est, en l’espèce, une oeuvre portant sur les migrations contemporaines, comme tant d’autres oeuvres aujourd’hui. Mais c’est une oeuvre dont le mode d’existence, active en mer, répond à la nécessité de relancer, pour la porter aussi loin et fort que possible, cette promesse d’effectivité. Le Navire Avenir est donc un « Really-made », tentant d’advenir et, ce faisant, tentant de frayer le chemin à cette catégorie nouvelle dans l’histoire contemporaine de l’art : il sera de ces oeuvres, dont l’inventaire et l’analyse restent à faire, assumant de se mesurer ouvertement à leur efficacité.

Le Navire Avenir est une oeuvre inscrite dans une histoire longue d’un « art engagé » et dans l’histoire très contemporaine d’un art pléthorique et multiforme portant sur la crise migratoire. Elle pose en outre, de manière explicite, la question d’une possible histoire à venir d’un art « opérant ». Elle est une oeuvre au même titre que les innombrables qui la précèdent, à cette nuance près : c’est une oeuvre comme échappée de l’espace séparé de la scène, de l’écran, de la cimaise ; c’est une oeuvre sortant de sa réserve. S’opposer à ce que cette oeuvre soit programmée et coproduite par des institutions culturelles, c’est de facto prolonger une autre histoire, parallèle à l’histoire de l’art et ses modes d’existence multiples : celle de la censure. De telles positions - tenues par certains élus qui plus est – devraient provoquer une levée de boucliers collective alors que se réaffirme le collectif – d’institutions culturelles partenaires notamment – sans lequel rien ne saurait advenir. Il va sans dire que, pour mille raisons, on peut ne pas « apprécier » cette oeuvre, qui résulte d’un geste, parmi mille autres possibles, en réponse à une crise d’une extrême complexité.

Cette critique pour « instrumentalisation » de l’art dont serait coupable l’institution soutenant la création de ce « réel navire de sauvetage » est d’ailleurs exactement symétrique à la critique pour « extractivisme » visant des oeuvres contemporaines (et leurs soutiens institutionnels) portant notamment sur la crise migratoire, oeuvres aujourd’hui dénoncées comme sans conséquence hors de la scène « bourgeoise » de l’art, en dépit de tous les discours « politiques » les accompagnant. Si l’effectivité de la relation au monde est déplorée d’un côté (et le « dévoiement » des missions culturelles, et « la dénaturation » de l’art), on déplore de l’autre l’ineffectivité réelle (et la « bonne conscience », « le cynisme », et/ou « l’obscénité » de l’institution, de l’artiste, et/ou des publics). Ces deux critiques, pour opposées qu’elles soient à bien des égards, se rejoignent dans le diagnostic d’un art simulacre : éloigné dans la représentation pour les uns ; égaré dans l’action pour les autres. Ces deux critiques, comme tant d’autres, interrogent la définition du champ de l’art, de ses objets, de ses pratiques, de ses enjeux et s’inscrivent donc dans l’histoire longue des controverses esthétiques, indissociablement politiques, à nourrir.

3. LA RÉPONSE DEPUIS LA CRITIQUE D’ART : L’ARGUMENT PROFESSIONNEL

Cette singularité « d’oeuvre agissante » est précisément décrite dans le manifeste « Nous sommes le rivage » disponible sur le site www.navireavenir.eu (onglet “Je partage”). Cette singularité est en outre travaillée par la critique d’art qui s’est saisie ces derniers mois du cas du Navire Avenir. Dans des colloques : dernièrement à l’Université d’Aix-Marseille (“Arts et artistes face aux migrations contemporaines”), ou au Mucem (“La création en exil : art, migration, justice”) ; prochainement à la Villa Médicis (“Le monde à l’épreuve de l’exil”) ou à l’École Normale Supérieure (“Faire hospitalité, construire l’Avenir”). Dans la presse : un répertoire de plus de 50 articles parus est disponible sur le site, dans l’onglet « Actualités », dont un certain nombre « spécialisés » et peut-être cinq particulièrement explicites :

  • signé par la critique d’art Sabine Gignoux, paru dans La Croix du 21 septembre 2023 : « Les migrants en Méditerranée, un sujet brûlant pour les artistes ».

  • signé par les critiques d’art Philippe Dagen et Clarisse Fabre, paru dans Le Monde du 14 octobre 2023 : « Le Navire Avenir, oeuvre qui milite pour le sauvetage de migrants en haute mer ».

  • signé par le critique d’art Guillaume Lasserre, paru dans Médiapart le 17 octobre 2023 : « Bâtir l’Avenir ».

  • signé par le critique d’art Philippe Dagen, paru dans Le Monde du 11 novembre 2023 : « Le champ culturel devient celui de l’action politique elle-même, celui où s’engagent des initiatives collectives ».

  • signé par la journaliste culture Laure de Hesselle, paru dans le magazine Imagine avril-mai-juin 2024 : « Le Navire Avenir, oeuvre agissante ».

Le Navire Avenir est une pièce dont le coût de production (30 millions d’euros environ) est sans doute parmi les plus élevés qu’ait connu l’histoire de l’art. C’est un défi doublement colossal : il faut à la fois construire ce navire, c’est-à-dire rassembler ces sommes extraordinaires, mais aussi en construire la pensée, c’est-à-dire répondre précisément aux vents contraires provenant de toutes les directions. Nous consignons systématiquement ces vents contraires, nous efforçons d’y répondre posément (ils sont également répertoriés dans l’onglet « Arguments » de la plateforme) et de consolider ainsi notre force et de faire de nous autres, nombreux il le faut, des vents porteurs. C’est là une condition non seulement pour faire venir le Navire Avenir, mais pour le faire tenir ensuite, en haute mer, attachés que nous serons collectivement à cette évidence, nouvelle : qu’il s’agit d’une oeuvre d’art, incontestablement et que nous en sommes collectivement la force autrice et motrice. Alors pourrons-nous débattre de sa splendeur qui devra se mesurer à sa conséquence, à ses conséquences. En tant que conceptrices et concepteurs de cette oeuvre, nous affirmons que les conséquences du Navire Avenir sont de toute beauté, affirmation qui ne manquera pas d’être contredite par d’autres sensibilités, nourrissant ainsi un débat nécessairement à venir, sur la scène de l’art.

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