Chœur bibliographique de rêve

Chœur bibliographique de rêve carte paysagère trouée 1  
par Paula Caspão

Un rêve est venu. Elles me chuchotent à l’oreille. Une d’elles nettoie l’écharpe de poussière qui s’accumule autour de mon cou avec un plumeau tête de loup. Throat clearing gestures [je reconnais la voix de Tina Campt 2]. Ça chatouille. Essaim-ensemble. Leurs rires, souffles, machines à coudre caracolent et se chevauchent ; les battements de leurs phrases (elles se lancent, touchent, rebondissent) entrent et ressortent de mes oreilles tombées étalées sur ce paysage (c’est une falaise dans une crique en Bretagne, c’est l’été 2022, il y a monsieur Palomar qui regarde les vaguelettes). [J’entends Saidiya Hartman] Sommes-nous condamnés à jamais, à raconter et à re-raconter le même genre d’histoires jusqu’à la fin des temps 3 ? [Nathalie Quintane se tait mais je l’entends écrire] à ne pas imaginer qu’on puisse faire sien à un tel point un discours théorique qu’il en devient une partie intime 4. Je me rendors, elle écrit que Balestrini ne dore pas [ses emprunts] sur tranche ; je me mets à fumer la forme libérée du marécage de la syntaxe 5. Le rêve se passe « au ras du sol » [Marine Bellégo parle à l’oreille d’Alix Eynaudi 6], une position d’étude endormie en promiscuité avec les sols qui la soutiennent. Entre autres, cette position de rêve – d’étude – toujours étendue bras grand-ouverts, souvent allongée, parfois le nez collé à la (dite) mauvaise herbe qui prolifère dans tout terrain en friche ou bâtiment abandonné – est marquée par l’enchevêtrement étroit avec l’écosystème, milieu, biotope ; souvent entourée de poussières mêlées, de champignons et substances de toutes sortes dans différents états de (dé) composition –  cette position affichant un notoire manque de contenance, chose en écroulement perpétuel – affirme quand même la nécessité, lorsque elle se met à faire un travail de remémoration et d’archive, et que ce soit par la voie du rêve couché sur une crique déserte, de considérer toutes sortes d’archives, non-archives, contre-archives ; des archives atypiques, anecdotiques [je t’écoute Jack Halberstam] oui, « idiotes » 7. Pour faire place à ce qui aurait pu être (what might have been), pour ne pas rester « condamnées à raconter éternellement le même genre d’histoires » [Saidiya Hartman regarde les hirondelles qui rentrent dans les trous de la falaise puis ressortent] il faut pratiquer l’archive et l’histoire par la « fabulation critique ». Entrelacer recherche et invention, pour générer des intrigues qui remettent en question les prétentions les plus courantes de l’histoire. C’est une manière de « combler » ce que les archives coloniales ont exclu et continuent d’exclure 8. Dans le rêve, toujours les yeux fermés, portée par Saidiya H. et Tina C., j’arpente Les morts à l’œuvre, dernier ouvrage de Vinciane Despret. Là aussi, une pratique de « fabulation critique » me chuchote à l’oreille ; la difficile composition de commun(s) ne se fera pas tellement par des actes dits de mémoire et remémoration [Vinciane par intermède des hirondelles, en chœur], mais par des actes de tissage qui requièrent les arts de la « couture » et du « ravaudage », voire un art capable de produire certaines formes de « guérir les tissus » 9. J’entends bouger les tissus et ronronner la machine à coudre, des coutures qui guérissent et font cicatriser, des espèces de remèdes, des formes de rafistoler et remédier. Oh dites, une sorte de (chœur) linguistique, de la traduction par la couture-broderie collective permanente. Oh dites, une mosaïque balbutiante vouée au déboutonnage de phrases, histoires et ‘passés’ (supposément) terminés. Façon de dire en chœur dissonant mes amies, un rêve entendu étendu re-posé au ras du sol, un travail de texturage à plusieurs pour calfeutrer temporairement les trous et requinquer les tissus connectifs, ceux qui assurent les passages entre les corps, les discours, les histoires, les temporalités, les choses, les manières d’être et faire. Que cette guérison des tissus passe par l’art du « ravaudage » en dit long sur le genre de travail qui reste à faire, à défaire, à refaire, à refuser faire, pour ne pas se limiter à ouvrir des points d’accès, de dévoilement héroïque et de (re) affirmation d’identités, mais arriver à proposer d’autres formes de relation, d’enchevêtrement, de non séparation. Par des pratiques généralement considérées peu fiables, voire méprisables trouées ensommeillées, il est peut-être possible de générer « une plus grande tolérance à l’indétermination et aux joies de notre relation incontournable » 10 [la voix de Maggie Nelson résonne dans les vaguelettes que regarde monsieur Palomar depuis des années, va savoir.]

1 Je reprends le sens de la « carte paysagère » comme l’a décrit Anne Cauquelin dans L’Art du Lieu Commun : « les divers états d’un territoire défini non pas par ses limitations géographiques, mais par le nombre de communications ayant lieu à chaque moment entre différents points du territoire : cartes mouvantes et espace extensible-rétractile » (Paris, Seuil, 1999), 197.

2 Tina Campt, Listening to Images (Durham and London: Duke University Press, 2017).

3 Saidiya Hartman
en entretien avec Alexis Okeowo, « How Saidiya Hartman Retells the History of Black Life », New Yorker, 26 October 2020.

4 Dans la Préface à Chaosmogonie, Nanni Balestrini (Bordeaux : Éditions de la Tempête, 2020), 15.

5 Nathalie Quintane, Préface à Chaosmogonie, p.12, 13.