Jill ou face

de Pauline L. Boulba

« Nous vivons dans le passé dans le présent et dans le futur comme dans un éternel présent. Il semble que nous devenons mais en réalité nous sommes dans un présent infini. Si aujourd’hui nous n’est pas un présent magnifique alors quand serons-nous magnifiques ? » 1

Pendant plus de quatre ans, je me suis intéressée à la trajectoire de Jill Johnston (1929-2010). Danseuse, critique de danse, mère de famille, lesbienne politique, écrivaine, performeuse, amoureuse, gouine, clown, nageuse. La liste est longue. Aussi longue que ses cheveux sur la décennie 60-70. Elle les coupera plus tard, après s’être éloignée du champ de l’art poussée par une urgence de vivre sa vie de lesbienne « lesberated » écrit-elle, lesbienne libérée, lesbérée. Elle fait beaucoup de jeux de mots et ce n’est pas toujours facile de la suivre, ni de la traduire. Elle joue avec les catégories, s’amuse des rôles qu’on lui assigne, écoute les désirs qui la traversent. Je l’ai découverte à la fin de mon doctorat à Paris 8 et sa rencontre a été comme une bouffée d’air frais dans un milieu parfois asphyxiant. La possibilité qu’une adelphe gouine ait été autant active dans l’histoire de la danse et dans les luttes féministes lesbiennes m’a réconfortée et donné de l’espoir pour la suite de ma vie. Jill c’est un peu l’arbre qui cache la forêt ou plutôt la gouine qui cache le gouinistan de la danse.

Jill Johnston a commencé la danse assez tôt, elle intègre la compagnie de danse moderne de José Limon, dirigée par Doris Humphrey dont Jill est fan. Jill est grande, plus grande que les autres danseuses. Sur les photos, difficile de ne pas la remarquer, son visage est expressif, elle rit. Puis, elle se blesse le pied. Son horizon professionnel se réduit mais elle rebondit. Elle a appris à sauter. Elle travaille dans une bibliothèque de danse, lit beaucoup et comprend vite que la critique de danse c’est plutôt une affaire d’hommes. Ça lui donne envie de se frayer une place. Le pied dans la porte. Ce sont les années 60 à New York, c’est un peu facile de trouver des boulots, enfin quand t’es blanche et que tu traines avec les bonnes personnes. On propose à Jill de tenir une rubrique de critique de danse dans un journal new yorkais gratuit : le Village Voice. C’est un moment charnière dans le sud de Manhattan où de jeunes artistes émergent*es font de la danse un espace expérimental et transdisciplinaire dans la lignée du travail d’Anna Halprin ou de Merce Cunningham et John Cage. On fait de la performance, des happenings, des soirées poésie. Tout le monde peut danser. On fait la fête. Jill est au première loge et témoigne article après article.

Au milieu des années 60, l’écriture de Jill se transforme. Elle s’éloigne d’un style formel elle explore des manières d’écrire comme autant de manières de voir. Son écriture est contaminée par les œuvres qu’elle observe et par les expériences qu’elle vit. Elle performe la critique. Elle performe tout court. Sur des scènes à côtés des artistes qui sont devenux ses amix, ses amantes. Elle fait partie de la bande. Elle finit par faire autorité. Elle n’aime pas ça. Sa rubrique intitulée « Dance Journal » est renommée « Jill Johnston » comme pour marquer le tournant subjectif et le déplacement politique. Ce ne sera plus la danse qui sera observée mais la vie d’une lesbienne qui écrit et tente d’exister dans une société hétéropatriarcale.

Jill Johnston. Initiales JJ. Ces deux lettres majuscules sont devenues pour moi un espace-temps particulier, fourre-tout, tapis volant, film, livre, performance, chanson, banderole, relation libre consentie. J’ai écrit sur Jill Johnston pour ma thèse mais j’en voulais encore. J’ai augmenté le format pour faire connaître Jill au plus grand nombre. Une pièce + un film + un livre. Ça ne suffira pas je le sais mais ça sera déjà pas mal. J’embarque à mes côtés Aminata dans l’aventure alias maon lesbienne préférée.

Dans son autobiographie Jill raconte le sexisme et la lesbophobie qu’elle a subis à cette période. Amie des artistes Yvonne Rainer, Deborah Hay, Robert Morris. Quand elle amorce une relation amoureuse avec Lucinda Childs, les soucis commencent. Être dans l’intimité de la plus convoitée – et peut-être la plus désirable – des artistes du Judson Dance Theater, lui vaudra d’être considérée comme une rivale auprès des hommes artistes hétéros. Quand tu regardes des photos de Lucinda jeune dans les années 60 on dirait une mannequin. Jill est un peu plus âgée et elle sait ce qu’elle veut : vivre son lesbianisme au grand jour (ce qui n’est pas la priorité de Lucinda). En plein mouvement pour les droits civiques états-uniens et contre la guerre au Vietnam, les émeutes de Stonewall amorcent un tournant dans les luttes transpédébigouines. Jill délaisse progressivement les artistes de la Judson qui vivront cela comme un abandon et une incompréhension. Qui écrira sur elleux à présent ? 

L’histoire de la Judson est rarement racontée à travers les prismes de classe, de race, de genre. En France – en tant que jeune danseureuse contemporaine, en tant qu’étudiante – on nous berce souvent avec cette belle utopie qu’était le Judson Dance Theater. Comme un conte pour enfant… Il était une fois un groupe d’artistes géniaux et libres et inventifs et merveilleux. Sans nous raconter les enjeux de pouvoir et les dynamiques intersectionnelles. Sur la grille de la subversion artistique on peut relativiser. Pourquoi ne pas plutôt nous dire qu’iels ont inventé des pratiques et des pédagogies qui sont précieuses et qu’iels ont aussi reproduits des violences impérialistes/capitalistes/patriarcales/racistes.

Le bonheur aux dépens des autres n’est pas la seule option n’est-ce pas ? Ce n’est pas moi qui dit ça c’est Sarah Schulman2. Elle raconte aussi combien son bonheur s’est réduit quand elle s’est outée en tant que lesbienne. En 2023, j’ai moi-même cette sensation. Jill a vécu ça de près, elle en connait un rayon là-dessus. Elle enfonce le clou en 2005 avec une biographie sur Jasper Johns, Privileged Information. Un des livres préférés de Sarah Schulman d’ailleurs. Ouvrage éminemment politique dans lequel Jill analyse la manière dont certains artistes masculins blancs étatsuniens ont caché volontairement leur homosexualité pour bénéficier d’une série de privilèges. Ces artistes sont devenus des icônes dans une histoire hégémonique de l’art. Et comment, entre gays ils s’entraidaient pour augmenter leurs réseaux de pouvoirs. Jasper Johns était l’amant de Robert Rauschenberg et proche d’un autre couple jamais véritablement outé : John Cage et Merce Cunningham. 

Jill ~ militante féministe, disparaît progressivement dans les années 80 des débats, tables-rondes, radios, télés. Elle se tourne vers une pratique d’écriture encore plus personnelle. Elle cherche son histoire. Une autobiographie en deux volumes (Mother Bound ; Paper Daughter) puis la biographie de son père qu’elle n’a pas connu (England’s Child: The Carillon and the Casting of Big Bells). Des ouvrages-compilations d’articles écrits pour le Voice et autres revues comme pour réagencer à l’infini une même histoire (Gullibles Travels, Marmalade Me, Admission Accomplished, Secret Lives in Art, At Sea on Land). Plusieurs versions d’une seule histoire. Ça me fait penser à Moshe Feldenkrais qui dit que les leçons collectives – appelées dans le jargon de la méthode Feldenkrais « prise de conscience par le mouvement » – sont des versions différentes de la même leçon. Quitter une pratique pour en rejoindre une autre c’est toujours un peu continuer la première à travers la deuxième. C’est en fait transformer quelque chose en autre chose. Jill ne quitte pas l’art, elle entrelace son art (la critique, l’écriture, la danse, la performance) au militantisme lesbien. Elle ne quitte pas les sphères militantes, elle fait de sa queerness un mouvement improvisé qui s’active au gré de ses humeurs, au creux d’une virgule, en filigrane d’une formulation.

Les ouvrages de Jill sont quasi tous épuisés aujourd’hui. Ironie du sort tu les trouves sur Amazon. L’homophonie sonne bizarrement parfois. J’ai acheté par exemple Amazon Expedition – a Lesbianfeminist anthology. Un petit livre collectif qui rassemble des textes de Jill et ses copines militantes de l’époque : Phyllis Birkby, Bertha Harris, Esther Newton, Jane O’Wyatt. Pendant un temps, Jill vivait/accueillait ses amies et ses amies d’amies dans une maison à la campagne. Entourée, elle écrivait ses textes, élaborait ses réflexions.

Je parle sans arrêt de Jill Johnston et il est possible que dans 40 ans quelqu’un trouve mon nom dans les archives du Centre National de la Danse et se dise tiens mais qui est cette personne ? Qu’est-ce qu’elle est devenue ? Et que la réponse qu’on lui fournisse soit : oh pauline n’est jamais revenue de son enquête sur Jill Johnston, elle est dans les limbes de l’histoire.

Une astrologue m’a expliqué un jour que ma carte astrale était en coin de ciel ce qui signifie que beaucoup de planètes étaient toutes regroupées les unes aux autres au moment de ma naissance, et plutôt dans le coin gauche. La particularité de cette configuration pouvait s’exprimer dans mon activité professionnelle, dans ma vie. Que j’avais un rapport avec le passé (mais qui n’en a pas ?) et que je pouvais être une sorte de détective ou de communicant avec les mort*es. Ou les deux. C’est vrai que j’ai parfois l’impression de travailler pour les services secrets lesbiens à la recherche de disparues, mises de côté, marginalisées dans des histoires simplifiées, mainstreamées, gentrifiées. Il y a une urgence à parler de nos adelphes et à raconter leurs vies. Surtout dans ces temps de retour de bâton post #metoo (coucou l’écriture non-inclusive) et de vagues de queerwashing qui vont souvent de pères avec l’optimisation fiscale (coucou les fondations d’art inclusives et queer friendly). Bref je ne sais plus sur quel pied danser. Et Jill qu’est-ce qu’elle aurait fait ?

C’est paradoxal de lutter contre l’oubli quand toi-même tu ne te souviens pas complètement de ta propre histoire. Mais je n’aurais surement pas le temps de tout déplier ici. 

Je suis en Nouvelle Aquitaine pour une semaine de résidence dans un village de campagne. Aminata est là ainsi que Chips jeune chienne bâtarde avec qui je cohabite depuis presque un an. On partage la maison avec Wafa et Jaser, son enfant de 3 ans. C’est le deal. Toutes les vacances scolaires je vivrai avec mère et enfant(s) qui viendront ici se reposer. À chaque fois une famille différente. Aminata prépare les illustrations d’un livre jeunesse. Je commence un travail d’écriture autour des violences patriarcales. Chacunxe tournéx vers l’enfance avec nos histoires différentes.

Ma mémoire traumatique me joue des tours et je ne me souviens pas de tout. Les souvenirs sont remontés progressivement, à partir de mes 20 ans c’est réapparu. Des sensations, des flashs, j’ai appris à vivre avec des trous de mémoire plus ou moins importants, des ellipses, des dissociations. Tout n’est pas remonté à la surface et est-ce que ça remontera ? « Avec quel degré de certitude puis-je dire que ce dont je me souviens est ce qui s’est réellement passé ? » 3

« L’urgence est donc de se souvenir, non de l’enfance idéalisée, ou de l’enfance en général, mais de la condition politique des enfants, de ses affres et de ses injustices, pour mieux pouvoir la conjurer, et la transformer. » 4

Dans une semaine je quitterai la Nouvelle Aquitaine pour une semaine à Lyon. Je pars là-bas plusieurs fois par an. Je me forme à devenir praticienne Feldenkrais.

Aujourd’hui je révise. Allongée sur mon tapis, sur le dos, je prends un moment pour observer comment je vais. Comment je suis là, ici et maintenant. J’observe les parties de moi-même qui font un contact avec le sol. Un peu comme si je voulais garder la trace de mon empreinte.

Maintenant, je porte un petit peu plus d’attention à mon bassin. Qu’est-ce que je connais de mon bassin ? Est-ce que j’ai une idée de la largeur de mon bassin ? De sa hauteur ?

Je plie mes deux jambes et place mes pieds au sol pour trouver un endroit confortable. En portant toujours attention à mon bassin, j’imagine que je vais le soulever. J’élabore d’abord le mouvement par l’imagination. Et je commence à le faire. Mais, ce qui m’intéresse, c’est juste le début du mouvement. Je commence à le faire et je repose mon bassin, puis je recommence, puis je le repose. Dès qu’il y a trop d’efforts j’arrête. J’essaie d’observer tout ce qui se met en place, simplement avec cette intention, de commencer à soulever le bassin.

Et, même si ce n’est pas trop fatiguant, je me repose un peu. « Qu’est-ce que c’est se reposer ? Souvent, se reposer, c’est arrêter de faire ce qu’on était en train de faire. Parfois, se reposer, c’est juste faire autre chose, pour faire un peu diversion. » 5

Je soulève mon bassin, et quand je sens que le sacrum a décollé, je continue en soulevant une vertèbre de plus. Et puis je redescends cette vertèbre et repose le bassin. Et je recommence. À chaque fois, j’ajoute une vertèbre de plus. Cinq vertèbres lombaires, douze vertèbres thoraciques, sept vertèbres cervicales. J’ai tout mon temps. J’étudie l’anatomie sur moi-même.

Quand j’ai commencé la formation Feldenkrais j’ai réalisé que je ne connaissais pas grand chose de mon corps. J’avais une base de son fonctionnement mais beaucoup de choses m’échappaient (et m’échappent encore). Je ne savais pas et je ne sentais pas que mes vertèbres lombaires étaient si volumineuses (quasi la taille d’un poing). Que les os étaient rose*rouge. Que l’os de mon bassin était si dense. Je n’avais pas conscience de ces multiples points d’attaches interconnectés.

Je digresse et j’ai perdu le fil. J’ai perdu Jill.

Quand nous étions à New York au printemps 2022 avec Aminata, nous avons rencontré Flavia Rando. Ancienne membre du Gay Liberation Front et des Radicalesbians. Historienne de l’art impliquée dans les Lesbian Herstory Archives, un lieu-ressource à New York pour laisser/consulter des archives lesbiennes. Flavia nous racontait comment au début des années 70 certains groupes de lesbiennes ont eu envie d’organiser les premières soirées dansantes entre femmes 6. Jill venait à ces soirées. C’était après sa période où elle passait son temps à la Judson. Jill ne dansait plus sur des scènes expérimentales artistiques, elle dansait à présent dans des espaces militants où tout le monde devenait des meilleures danseureuses dixit Flavia. Elle poursuit : « Nous vivions des moments où nos corps pouvaient être relâchés, détendus, sans peur. Parce que vous ne pouvez pas danser si vous êtes tout le temps dans la tension. » Flavia a connu les années 50-60, la persécution des homosexuel*les dans les lieux de sociabilité, au travail, dans la rue. La chasse aux sorcières mise en place par le gouvernement étasunien envers les communistes (red scare) s’étendait aussi aux homosexuel*les (lavander scare) via une série de lois répressives et discriminantes. Les années 70 contiennent encore ces relents homophobes au sein des mouvements féministes. Betty Friedan porte-parole de la National Organisation for Women (NOW) exclue les lesbiennes au sein de son groupe, prétextant une menace violette (lavender menace) qui empêche les féministes (comprendre « hétérosexuelles ») de gagner leur combat. La section des Radicalesbians – dont fait partie Flavia – perturbera un discours de Betty Friedan en arborant toutes des tee-shirt « Lavender Menace » et en scandant un discours pour une acception des femmes plus inclusive et radicale. Le violet est aujourd’hui une couleur largement répandue chez les gouin*es du monde entier. « J/e peux arracher de m/on front le bandeau violet qui signale m/a liberté si chèrement acquise » 7.

Les soirées dansantes comme lieu de détente et de rencontres affectives/amoureuses/charnelles mais aussi comme lieu de politisation. C’est Sarah Schulman qui nous parle de cet aspect en se remémorant la période des années 90 des Lesbian Avengers. Groupe d’action directe qu’elle a co-fondé avec d’autres militantes gouines. Elle avait déjà l’expérience du militantisme chez Act Up New York et voulait éprouver un espace en non mixité, entre gouines. Pour ça les Lesbian Avengers organisent des soirées pour recruter des camarades, gouines apprenties militantes. Et ça fonctionne. Les soirées entre lesbiennes donnent envie de prendre l’espace public, d’organiser des actions, des marches (la première Dyke March est organisée en 1993 à Washington D.C.), un média (Dyke TV), un film (Eat the fire), des documents d’archives pour transmettre à d’autres comment s’organiser (The Lesbian Avenger Handbook: A Handy Guide to Homemade Revolution). Je ne peux m’empêcher de regarder ces espaces militants comme autant d’espaces chorégraphiques, où les marches, déambulations, discours, zap, tractages, détiennent des savoirs qui passent par des discussions mais aussi par des organisations somatiques 8.

J’en étais où ? Ah oui les lesbiennes perdues, oubliées et celles remises à la mode. Est-ce que je capitalise moi-même sur Jill Johnston ? Est-ce que je capitalise moi-même sur l’histoire des lesbiennes ? Sur les luttes LGBTQIA+ ? Est-ce que je capitalise moi-même sur ma propre identité en tant que gouine ? Est-ce que je suis devenue une simili Jill ? 

En 1973 deux livres de lesbiennes sortent. Aux USA c’est Lesbian Nation de JJ. En France c’est Le Corps lesbien de Monique Wittig. Elles ont pour point commun d’être des rappeuses qui s’ignorent. Les reines de la punchline c’est elles. Jill aime scander : « toutes les femmes sont des lesbiennes sauf celles qui ne le savent pas encore » ou comment amorcer un geste de fiction pour survire en milieu hostile. Monique Wittig dead le game avec : « les lesbiennes ne sont pas des femmes » ou comment niquer les normes inventées par des gens non concernés qui veulent nous dominer.

Les lesbiennes sont partout et incatégorisables. Les lesbiennes n’existent pas, les lesbiennes c’est toi, les lesbiennes c’est moi. DROP THE MIC

Je sais que tu te demandes c’est quoi le rapport avec la danse. Attends j’arrive. Entre 2020 et 2021, trois pièces de danse contemporaine 9 s’appuient sur un autre livre de Wittig, tout aussi lesbien. Les Guérillères (1969). Du jamais vu. Je me suis demandée si ce n’était pas un effet boule de neige des manifs Loi Travail (2016) – Gilets Jaunes (2018) – Retraites (2019) versus l’escalade de violences étatiques. La prose wittigienne en mode pink bloc avant l’heure peut susciter de l’espoir pour toute une génération en effet. Mais Sarah Schulman me souffle à l’oreille de me méfier. Et c’est vrai que si tu regardes de près, dans certaines feuilles de salle le mot lesbienne n’apparait nulle part. Pourquoi les lesbiennes sortent de l’Histoire et de la société ? CQFD. Personnellement c’est la première autrice lesbienne que j’ai lue et qui m’a donné envie d’écrire en tant que gouine. C’était Le corps lesbien. C’est mon amie Violeta qui me l’a offert. Je ne comprenais pas tout, déjà dans la forme mais dans le contenu. Quelque chose m’échappait ou plutôt me donnait envie de faire pareil, peu importe comment je m’y prendrai. Ma première réponse à ce texte de Wittig a été d’écrire un rap qui parle de corps et de sexualités (je le glisse plus bas). Puis j’ai dévoré les autres textes de Wittig et ceux de féministes lesbiennes, gouin*es, trans, bi. Le je employé est toujours scindé. Dans son texte ça donne j/e ou encore m/es ou m/on m/a… la première personne est toujours coupée, divisée. La subjectivité n’est pas une entité pleine et complète, elle nous renvoie aux multiples identités de son propre moi. C’est un sujet qui nous échappe aussi. Le texte alterne entre des énumérations de parties du corps (organes, os, muscles, liquides, sécrétions) et de longues descriptions d’embrassades, de chorégraphies de corps. Entre abstraction et narration, le genre littéraire est insaisissable. C’est trash et cru. Tu n’en sors pas indemne.

J/AI OUBLIÉ TA COLONNE VERTÉBRALE TES CTES FLOTTANTES TON VENTRE ET TON BAS VENTRE TON RADIUS TON CUBITUS TON ANUS TON PLEXUS J/AI OUBLIÉ TES SEINS J/AI OUBLIÉ TES REINS J/AI OUBLIÉ TON PLANCHER PELVIEN TES CUISSES ET TES MOLLETS TES GRAINS DE BEAUTÉ TON PALAIS TON MENTON ET TON FRONT TON NEZ ET TES CHEVEUX J/AI OUBLIÉ LE BLANC DE TES YEUX TES OREILLES TA LANGUE TES DENTS J’AI OUBLIÉ TES FLANCS TES MACHOIRES QUI VIENNENT EN COURANT TES PAUMES ET TES AISSELLES TES POILS ET LEUR COULEUR J/AI MÊME OUBLIÉ TON COEUR TES POUMONS J/AI OUBLIÉ TON NOM TES ISCHIONS TES TALONS TES TENSIONS J/AI OUBLIÉ TON FOIE TA VÉSICULE BILIAIRE TES ARTÈRES TON SPHINCTER TES PAUPIÈRES TON LONG PALMAIRE TES ARCADES SOURCILIÈRES TON ESTOMAC M/E FAIT FRÉMIRJ/AI OUBLIÉ TES GLOBULES TA CLAVICULE TES TESTICULES J/AI OUBLIÉ TES GENOUX TES JOUES TON COU TON COU DE PIED TON GRAND DENTELÉ TES POIGNETS TON SACRUM TON STERNUM J/AI OUBLIÉ TON SANG ET TES HANCHES M/E FONT ROUGIR 10

Je plie à nouveau mes deux jambes et je vais changer de plan. Je croise mes deux mains derrière ma tête, sous ma tête, j’entrecroise mes doigts et laisse les mains bien derrière mon crâne, de façon à sentir l’arrondi de ma tête. Je mets les coudes un peu en avant pour soulever ma tête tout doucement, un peu comme si je cherchais à enrouler mes vertèbres une par une.

Je soulève mon bassin. Juste mon bassin.

J’observe comment je prends appui sur mes pieds pour soulever mon bassin et où va ce poids. Où va le poids de mon bassin ? Le poids du bassin va bien quelque part. En plus le bassin, c’est la partie la plus lourde du corps. Alors, qu’est-ce qui me permet de soulever le bassin comme ça, d’une manière facile, confortable et agréable ?

Et puis, je laisse le bassin tranquille, et je soulève un petit peu ma tête, mais juste un petit peu la tête, un tout petit peu, comme pour le bassin, avec la même qualité, de quelques centimètres à peine. Quand c’est trop lourd j’imagine. Imaginer c’est déjà faire.

Je me demande si j’ai une préférence à soulever la tête ou à soulever le bassin. Je fais voyager ce mouvement. La tête, le bassin. Quelques allers-retours jusqu’à me reposer. Qu’est-ce qui a changé depuis ?

  • Jill Johnston, « À cette flamme désordonnée et pure » (1970), JJ, à paraître aux éditions Brook en 2024.
  • La gentrification des esprits, (2012) 2018, éditions B42, p. 147.
  • Neige Sinno, Triste tigre, 2023, P.O.L, p.143.
  • Tal Piterbraut-Merx, « Conjurer l’oubli. Pour une réminiscence politique de nos enfances », 2021.
  • Phrases prononcées par ma formatrice Christine Barrat.
  • Je ne pourrai pas m’avancer précisément sur la composition de ces soirées. Je comprends au gré des conversations qu’il y avait des femmes lesbiennes et des femmes hétérosexuelles mais quid des personnes trans ? Aujourd’hui on emploierait plutôt le terme de mixité choisie et ce terme recouvre lui-même une palette assez large : entre personnes se définissant femmes ? Entre personnes se définissant comme queer, lesbiennes, pédés, trans ? J’aurais tendance à penser qu’aucun homme cisgenre n’était présent mais ce serait peut-être une déformation affinitaire et politique. 
  • Monique Wittig, Le corps lesbien, 1973, Editions de Minuit, p. 16.
  • Je renvoie au travail d’Aminata Labor, Expériences manifestantes. Récits de femmes du cortège de tête, Atelier Téméraire, 2022.
  • Big Sisters de Théo Mercier et Steven Michel (2020), Guérillères de Marta Izquierdo Muñoz (2021), Amazones de Marinette Dozeville (2021).
  • Rap écrit pour La langue brisée (1), pièce que j’ai créée en 2015.