Sur la pratique des pratiques

Par Ivana Müller

En collaboration avec Wilson Le Personnic

Notes

Je ne me souviens pas du moment exact où le mot « pratique » est entré dans mon vocabulaire de travail, de pensée et de vie, mais je suppose qu’il est probablement arrivé en réponse aux résistances croissantes que j’ai commencé à sentir autour de l’idée de faire des « projets ».

Lorsque j’ai commencé à travailler en tant qu’artiste, j’ai rapidement réalisé que l’art est un processus continu qui nécessite un engagement permanent ; être alerte, concentrée, curieuse, engagée et dévouée, aussi bien dans la recherche, les méthodes de travail que dans la vie quotidienne, et que les performances/spectacles ne sont que la partie visible de ce processus pour le public. Je me suis également rendu compte que je ne me retrouvais pas dans le mot « projets » proposé comme cadre de travail et concept dominant par les environnements de plus en plus néolibéraux dans lesquels nous évoluons.

J’envisage une/ma pratique (artistique) comme un processus continu, sans intention d’efficacité et de résultat imminent mais plutôt de transformation. Il s’agit pour moi d’une manière organique de comprendre le travail, la pensée et les relations. En ce sens, les pratiques sont probablement moins épuisantes que les projets, moins stressantes, plus vivifiantes. Elles sont également moins anecdotiques, elles nous enracinent davantage, se développent en rhizomes. Ce n’est qu’à travers une pratique qu’un travail artistique pertinent peut se développer.

J’aime comparer la pratique à une longue marche… Un long voyage au cours duquel on se concentre sur une multitude de « maintenant » et où le simple fait de faire l’expérience de marcher et de traverser des environnements fait sens et participe à une autre vision du monde. Les projets ressemblent peut-être davantage à une course, à un sprint ou même à un marathon : ils impliquent une performance dans laquelle la concertation se focalise sur l’atteinte du but, sur l’arrivée et, en tant que telle, sur le développement de l’esprit de compétition. Je dois admettre que je n’ai jamais été très inspirée par la course. 
J’ai toujours été beaucoup plus intéressée par la marche.

Les notions de « commun » et de « collectif » font probablement partie des idées les plus importantes avec lesquelles j’ai travaillé et sur lesquelles je me suis appuyée ces vingt dernières années. 
Je trouve intéressant de regarder comment les pratiques façonnent notre engagement vis-à-vis du commun et du collectif – et inversement.

Faire quelque chose pour les autres et avec les autres sont pour moi les conditions essentielles de toute pratique artistique collective (danse, théâtre, musique, orchestre, chorale, etc.). La plupart des œuvres que j’ai réalisées sont des collaborations et ont été développées, écrites et/ou jouées avec d’autres. Beaucoup d’entre elles sont participatives. Tout comme la danse, je considère la langue comme une pratique. Elles fonctionnent toutes deux à travers le collectif et le commun. Inviter l’autre à trouver une forme de connexion ou de compréhension en partageant le même espace, la même musicalité, la même condition physique ou la même humeur est un des principes de base de toute danse. Dans ce même chemin de pensée, le langage est probablement la « pratique du commun » la plus évidente dans l’histoire de l’humanité.

J’ai également toujours été très intéressée par les notions d’invisible et d’imaginaire. Beaucoup de personnes ont des pratiques régulières liées à leur corps et leur santé. Avoir une activité physique régulière permet de courir plus vite ou plus longtemps, à soulever des poids de plus en plus lourds, à plonger de plus en plus profondément, à sauter de plus en plus haut, etc. Cependant, une autre idée intéressante de la pratique est son lien avec l’imaginaire et l’imagination. Pour moi, l’art (ou l’écriture en général) peut être considéré comme un moyen de pratiquer l’imaginaire et l’imagination, en solo, duo ou en communauté. Ainsi, je suppose que lorsque j’ai commencé à prendre conscience que ces réflexions autour des pratiques collectives étaient en train de prendre de la place dans mon vocabulaire artistique et dans mes projets chorégraphiques, j’ai intuitivement commencé 
à engager de nouvelles formes à travers lesquelles je pouvais partager des processus de pensée, de sentiment ou de compréhension spécifiques avec différents groupes de personnes et pendant de plus longues périodes de temps.

En 2016, j’ai été invitée à contribuer à une exposition organisée par le Theater Freiburg et le Musée d’art contemporain de la ville de Fribourg en Allemagne. L’exposition s’articulait principalement autour de différents processus d’archivage. À l’époque, je m’intéressais à l’idée des marges dans toutes sortes de contextes. Je m’intéressais également aux espaces marginaux réels et aux processus qui les alimentent et qui peuvent être vus comme imperceptibles, non documentés ou éphémères. J’essayais à nouveau de creuser dans l’invisible.

La lecture est l’une des pratiques qui, depuis toujours, a nourri mon appétit de comprendre et d’imaginer. J’ai toujours été intéressée par les livres. Non seulement en tant que source d’histoires ou de connaissances, mais aussi en tant qu’objets, avec un format, une densité, une odeur, une mise en page, etc. En réfléchissant aux processus de lecture et à leur nature non documentée et non archivée, contrairement aux processus d’écriture, qui sont visibles et formalisés, j’ai commencé à m’intéresser aux annotations que nous faisons parfois dans les marges de nos livres, en tant que preuves, traces, de notre processus de lecture.

C’est alors qu’une amie m’a parlé d’une pratique appelée marginalia, qui était d’abord populaire au Moyen-Âge et repris ensuite au XIXe siècle. Elle consistait, entre autres, à offrir un livre annoté à un·e ami·e ou à un·e amant·e. L’idée était de lire un livre avant de l’offrir et d’annoter ses réflexions dans les marges en pensant à la personne qui allait recevoir l’ouvrage. Il s’agit d’une pratique sociale qui a disparu et j’étais curieuse de la raviver en tant que pratique artistique, chorégraphique et collective. J’ai donc invité six de mes collègues, amis et collaborateurs (Bojana Kunst, Paola Caspão, David Weber Krebs, Ant Hampton, Paz Rojo, Jonas Rutgeerts) à choisir un livre et à inventer ensemble les règles de Notes. Nous avons ainsi, pendant quelques mois, toutes et tous lu et annoté le même livre (pour cette première version nous avons fait le choix d’annoter l’ouvrage Echolalias : On the Forgetting of Language de Daniel Heller-Roazen), l’un·e après l’autre, créant un nouveau manuscrit greffé au texte original.

Depuis que j’ai initié ce projet, Notes a été activé dans plusieurs pays, langues et contextes différents, avec divers groupes d’annotateur·ices, avec des festivals, des clubs de lecture, des réseaux artistiques européens, des organisations militantes, des musées, des théâtres, etc. Et récemment, à Grenoble, pour la première fois en collaboration avec une bibliothèque publique : la Bibliothèque municipale Alliance.

Ces dernières années, au fil des différentes versions de Notes, plusieurs techniques ont été utilisées pour annoter un livre : stylos et crayons de différentes couleurs, dessins, images, collages, pop-ups, broderies, QR codes… Faisant des ouvrages des journaux intimes, des objets d’art, des bréviaires provisoires, des archives d’une correspondance…

Lorsqu’un livre est entièrement annoté par ses annotateur·ices (ce processus s’étale sur environ douze semaines), il devient alors accessible au public. L’ouvrage commence alors un long voyage, passant de lecteur·ice en lecteur·ice, chaque lecteur·ice choisissant le·a suivant·e et lui remettant le livre en main propre. Le voyage du livre est appelé à durer, idéalement pendant plusieurs années, en passant entre de nombreuses mains et en empruntant des chemins imprévisibles guidés par le hasard, la confiance et les gestes de soin, d’attention et d’amour.

T.R.I.P.

En 2017, dans le cadre de ma résidence à la Ménagerie de verre à Paris en tant qu’artiste associée, j’ai proposé à un groupe d’artistes (Bryan Campbell, Céline Cartillier, Duncan Evennou, Hélène Iratchet, Anne Lenglet, Olivier Normand, Pauline Simon, Bahar Temiz, Bojana Bauer et Vincent Weber) de se réunir une fois par mois pendant une journée de travail et de partage collectif. Ce rendez-vous mensuel est devenu T.R.I.P. Son nom polysémique se situe entre le mot anglais trip qui signifie le voyage, nom populaire français décrivant l’état hallucinatoire sous l’influence de drogues : trip (n.m) et l’autre mot français tripes (n.f), qui se lit de la même façon et signifie « ce qui est le plus profond en soi, ce qui est le plus authentique en soi… ».

J’ai imaginé T.R.I.P. comme un laboratoire de recherche qui a pour but principal la création d’un espace d’expérimentations, de réflexions, de rencontres et d’échanges dans le domaine des écritures et de la production chorégraphique. Chaque rendez-vous était l’occasion pour un·e artiste d’exposer un extrait de sa pratique actuelle, une recherche en cours, une expérience qui était le point de départ pour une pratique partagée, etc. Ces moments de rencontre ont été l’occasion de développer différentes méthodes de feed-back et de soutien aux pratiques de création, toujours avec soin et bienveillance. Chaque atelier nécessitait également de réinventer de manière empirique des méthodologies de partage. Pouvoir travailler et penser ces temps de rencontre sur une durée longue a permis de tisser d’autres types de relations et d’associations entre les chorégraphes participant·es, sans nécessairement entrer en « collaboration « (ou ce qu’on peut déterminer comme « collaboration » d’une manière conventionnelle).

L’idée et l’envie de cette pratique collective m’est venue en réfléchissant à la nature du milieu professionnel du spectacle vivant – qui reproduit notre système économique, culturel et écologique dans lequel nous vivons en général. Nous évoluons et travaillons dans un milieu compétitif qui favorise l’isolement. En tant qu’artiste, nous n’avons simplement pas les moyens ni les occasions de nous réunir et de partager des ressources, d’échanger, ou de simplement construire des environnements paisibles et solidaires dans lesquels peuvent se développer nos gestes, nos pensées et nos danses. J’ai eu envie et besoin de créer cet espace, de nous donner les moyens de se fédérer, autrement, dénué de tout objectif de création. En 2022/2023, dans le cadre de mon association avec le Pacifique CDCN à Grenoble, j’ai pu initier une nouvelle génération de T.R.I.P., avec les jeunes artistes grenoblois de PLAM (Plateforme Artistique de Mutualisation), Lé Déboires, Simone Camargo, Adélie Ester, Ramon Lima & Danaé Papadopoulou. Toujours en association avec le Pacifique CDCN à Grenoble, une troisième édition de T.R.I.P. est prévue avec de nouveaux participant·es de janvier à décembre 2024, avec : Julie Arménio, Zoé Barnabeu, Fanny Vienot Casgha, Jérémy Damian, Aline Fayard, Robin Lamothe, Baptiste Lochon et Sandra Wieser.

Réparer l’invisible

Depuis maintenant quelques années, je dialogue avec Bojana Kunst, qui est philosophe, théoricienne et amie de longue date, autour des pratiques de réparation et de soin, sujet relativement répandu parmi les artistes et les penseur·euses contemporain·es, ce qui n’étonne pas, vu l’état du monde dans lequel nous vivons actuellement. Dans la continuité de ces conversations, nous avons initié ensemble une nouvelle pratique, que nous avons intitulé Réparer l’invisible, que nous aimerions développer ces (dix) prochaines années dans des villes, en collaboration avec des habitant·es/locaux, avec lesquel·les nous imaginons des « actions de réparations ».

Si nous avons l’habitude de confier l’action de réparation à des experts et à des professionnels (urbanistes, agent·es d’entretien, architectes, spécialistes des infrastructures, professionnel·les et technicien·nes de la santé, juristes et politicien·nes, etc.), nous oublions souvent que ces processus de réparation sont déjà au cœur des communautés, non seulement dans le cadre des relations communautaires quotidiennes, mais aussi lorsqu’une communauté envisage sa vie actuelle et future.

J’ai bien sûr conscience que ces réparations (qu’on peut également nommer améliorations, reconsidérations, rafistolages, remises en état ou régénérations) ne peuvent pas complètement guérir les blessures de nos mondes, mais j’ai l’intime conviction que considérer et participer à un processus de réparation de cette envergure peut modifier notre point de vue individuel et collectif sur l’expérience du commun, en nous orientant davantage vers les pistes de soins, de transformation et de soutien.

Avec Bojana, nous souhaitons proposer un cadre de travail/rencontre à travers lequel différentes personnes peuvent partager leurs imaginaires sur la réparation collective. L’idée ici n’est surtout pas « d’apprendre » les concepts de réparations mais d’inventer et de partager des actions imaginatives, poétiques, collectives, métaphoriques de guérison et d’attention. Ces réparations peuvent trouver leur source dans la poésie, l’activisme social, la performance, l’urbanisme, l’anthropologie, l’architecture… Elles peuvent se métaboliser à travers différentes temporalités (sur l’instant, dans la durée, etc.), prendre différentes formes (physiques, poétique, politiques, etc.) et peuvent être réalisées dans des endroits plus ou moins publics ou intimes de la ville.

Comme avec les précédentes pratiques que j’ai développées ces dernières années, j’envisage ce nouveau travail à travers une temporalité longue, laissant la place à l’imprévisible. J’espère également que cette nouvelle pratique puisse continuer et s’étendre de manière invisible, souterraine, en circulant entre différentes communautés, villes et lieux, qu’elle puisse grandir sur le principe d’un rhizome : une réparation discrète qui, presque invisiblement et intangiblement, tient toujours. J’ai envie de penser Réparer l’invisible comme une pratique chorégraphique sociale, un processus de guérison collectif, une « re-création » du commun. La première pratique de Réparer l’invisible va avoir lieu au festival Mladi Levi à Ljubljana, fin août 2024, puis sera suivie par d’autres « réparations » à Grenoble, Paris, Athènes, etc.