Du "témoin" au "baigneur"

par Julie Perrin

Catherine Contour : prendre soin d’une situation, collectivement.

Article ci-dessous extrait de La délicatesse d’une situation de Julie Perrin 1, paru dans Une plongée avec Catherine Contour, créer avec l’outil hypnotique, édition Naïca, 2017.

Catherine Contour développe un art qui, dans la lignée de l’art participatif et social, reconfigure la relation traditionnelle entre l’objet d’art, l’artiste et le public – un art où l’artiste est considéré non plus comme le producteur d’une œuvre mais comme inducteur de situations, où le spectateur apparaît comme acteur ou participant. La chorégraphe n’engage néanmoins pas les gens dans un processus social de longue durée. Elle ne fait pas non plus des gens le medium ou le matériau principal de ses œuvres en les transformant en performers. L’autoportrait occupant une place centrale, la chorégraphe œuvre plutôt en maître de cérémonie. Il s’agit alors pour elle de repenser la situation spectaculaire dans une plus grande porosité à la présence du public, autrement dit d’une part de laisser agir l’influence potentielle de cette présence sur son geste et d’autre part de concevoir précisément des situations qui mettent le spectateur dans une certaine disposition.

Le terme « spectateur » devient alors maladroit, tant il est lié à une tradition rattachée aux lieux de représentation conventionnels (le lieu théâtral où se retrouvent à distance des regardants et des regardés). Bien que Catherine Contour hérite de cette histoire, elle a le plus souvent préféré présenter ces projets hors des théâtres : galeries, chambres d’hôtels, extérieurs, jardins… Elle choisit alors de substituer au mot « spectateur » bien d’autres dénominations. Elle parle parfois tout simplement des « gens », insistant sur la dimension sociale et sur une forme de diversité ou d’hétérogénéité que le terme « public » parfois camoufle. Elle dispose les « gens » non pas en rang les uns derrière les autres, mais plus volontiers en cercle autour d’une clairière, comme pour l’Autoportrait en mouvement au jardin d’Hébert en 2008. Cette disposition semble plus propice à l’échange de regards bienveillants, de paroles, à la contagion d’imaginaires.

Le mot « promeneur » qu’elle utilise aussi signale la mise en mouvement. À Barbirey, Catherine Contour construit des parcours qui conduisent en quatre lieux du jardin. Le cheminement est l’objet de toutes les attentions car il prépare physiquement, émotionnellement à l’arrivée, à l’inscription dans un lieu précis, à la danse qui y sera présentée. Il est un point de rencontre historique entre l’esthétique du jardin et la chorégraphie. Pendant le cheminement, la marche devient une pratique à la fois individuelle et collective où commencent potentiellement à se forger des formes de socialité, la promenade et la marche héritant de toute une tradition culturelle de pratique collective (incluant le récit, la rencontre). Le « visiteur » – autre désignation – renvoie tout autant à l’idée du voyage, de l’invitation, que de la visite (guidée).

L’« auditeur » dit l’importance du son : ceux des paysages sonores composés et diffusés et ceux propres au lieu. À Barbirey, les captations sonores pendant la résidence sont un moyen d’appréhender différemment le lieu. Une installation sonore (et visuelle) dans le potager et l’orangerie en portait la trace. Plus largement les Autoportraits sollicitent un éveil de tous les sens, que le jardin multi-sensoriel favorise aussi.

L’« assistance » jouit d’un double sens : elle est une assemblée qui participe, constate, observe ; elle renvoie aussi à l’action de venir en aide, de porter secours, de prendre soin (assistance à personne en danger). Il s’agit peut-être par-là de prendre soin d’une situation, collectivement.

Le « joueur » évoque la dimension ludique de certaines situations, ou encore le rôle que chacun doit jouer dans un ensemble composé à plusieurs, selon des règles à saisir. Catherine Contour défend la notion de spectacle en « responsabilité partagée » et l’idée de « co-création ». Le joueur renvoie aussi au jeu de société, ou aux jeux d’enfants.

Dans tous ces cas, le joueur est invité à participer visiblement, à proposer. Cela rappelle certaines performances des années 1960 ou bien l’art des années 1990 que Nicolas Bourriaud a regroupé sous le terme d’« esthétique relationnelle » insistant sur le caractère d’un art « dont l’intersubjectivité forme le substrat et qui prend pour thème central l’être-ensemble, la rencontre, l’élaboration collective du sens 2. » Il s’agit de « constituer des modes d’existence ou des modèles d’action à l’intérieur du réel existant 3 ». Quoique la transitivité soit le propre de l’art, l’intersubjectivité, dans l’esthétique relationnelle, devient le projet même de l’acte artistique. Ces enjeux propres aux arts visuels engagent aussi le champ chorégraphique, relatifs à la place donnée au spectateur et aux formes de l’art chorégraphique hors des théâtres. Déjà Anna Halprin avec ses Myths ou ces ateliers Art/Vie créait à la fin des années 1960 pour des groupes de personnes considérés comme les participants d’une « expérience de création commune 4 ». Le mythe, « événement structuré 5 » qui fait émerger le groupe, tient pour elle du rituel, dont les participants devraient plutôt être dénommés « co-célébrants » (ainsi que Florence Dupont définit le spectateur dans le théâtre antique). Il arrive que Catherine Contour parle de « célébration ». Un certain nombre de gestes décrits par Bourriaud se retrouvent dans l’œuvre de Catherine Contour : partager des activités ordinaires avec une artiste qui les met en scène et d’autres joueurs qui peuvent en dévier le cours, parmi lesquelles manger, cuisiner, jouer, faire la sieste…

Avec la nourriture ou le jeu de société réinventé, surgit une forme de convivialité. Catherine Contour évoque Food, le restaurant ouvert par Gordon Matta-Clark et Carol Gooden à New York en 1972. La table joue le rôle d’un dispositif social puissant qui réunit et autorise des circulations de la parole ou d’objets.

Dans les scénarios inventés par Catherine Contour, le moment de l’accueil est particulièrement important pour la mise en situation de ce « promeneur-visiteur-joueur ». Elle soigne ce moment, s’adressant simplement à lui, souriante, lui offrant quelque chose à boire ou déguster. Ce temps instaure quelque chose comme un pacte de lecture dans l’autobiographie littéraire : un « je » qui semble coïncider avec l’interprète et l’auteur s’adresse à un « tu » en toute franchise, sans fiction apparente. On échange simplement un premier instant de convivialité qui prépare aussi chacun vers un désir de partage. Ces protocoles de la convivialité jouent aussi du rituel de la socialité.

Les objets qu’on échange, enfin, participent de cette relation qui se noue. Sorte d’objets transitionnels, ils construisent du lien, et un terrain commun à tous. Dans plusieurs projets, les couvertures enveloppent chacun, dans la connivence d’une sensation de l’abri. Dans L’art du repos au bout du plongeoir/Une plage au centre de relations clients de Canal+ créé par Catherine Contour en 2010, un « pillow training » est proposé aux participants-joueurs, qui consiste à échanger par deux un oreiller, de différentes façons (le passer, le lancer, l’envoyer les yeux fermés, sans les mains, etc.). Activité ludique, physique et qui rassemble joyeusement. À Barbirey, la distribution d’assises à l’arrivée et la discussion qu’elle suscite est un moyen pour Catherine Contour d’échanger avec chacun et pour tous de se préparer ensemble. Ces négociations autour de l’installation commune, faites de gestes simples ou l’on met la table, déplie des nappes ou couvertures, s’accorde sur l’emplacement le plus adéquat interrogent le vivre ensemble. Un espace commun se construit peu à peu, intégrant la fantaisie de l’artiste. Car les objets usuels, devenus objets transitionnels au sein du groupe, subissent souvent un certain nombre de détournements. Ou deviennent l’occasion d’une activité inhabituelle, poétique, sensible qui concourt à créer du lien.

Si Catherine Contour partage avec d’autres artistes certaines des dénominations précédentes pour décrire le public, elle est probablement la seule à parler de « baigneurs ». Elle laisse parfois croire qu’il faut l’entendre au sens propre… non seulement parce qu’il lui arrive de s’immerger littéralement, mais aussi parce que l’eau peut réellement devenir le milieu dans lequel des spectateurs-baigneurs flottent.

L’expression de « baigneur » s’entend aussi au sens figuré : l’on songe à un bain commun, un espace-substance qui nous relie. On y retrouve l’imaginaire de l’eau et de la Plongée (c’est le nom qu’elle donne à chacun des dix rendez-vous qui ont lieu à la Gaîté Lyrique en 2013/14)… autrement dit une forme d’immersion commune. Catherine Contour dit des spectateurs qu’ils glissent : « Ils se glissent ensemble dans une expérience esthétique intime et collective, avec et pour le lieu ». La relation est pensée sans heurts. Si la glissade, on le sait, est favorisée par la nature de l’environnement (visqueux, aqueux, huileux, coulant… autant de texture que l’artiste affectionne), le geste du glisser est aussi propice aux évocations spectrales ou sensuelles. Ce glisser invite à penser la contagion : kinesthésique, physique, émotionnelle. Le lien serait fluide, liquide, propice à la transmission. Comment ne pas penser au baquet de Mesmer ! Ou tout au moins à un imaginaire de l’eau lié au soin, à la thérapie, à la cure thermale. D’autant que Catherine Contour parle aussi de « ré-harmoniser les gens avec le milieu » ou de prendre soin de la relation. On est proche de la fonction réparatrice que Myriam Gourfink attribue à l’art de la danse. Ou aux « soins esthétiques » que Jennifer Lacey dispense à un « client/spectateur » à la fois 6. Catherine Contour insiste pourtant sur le fait que son art n’est pas thérapeutique, qu’il ne s’agit pas d’ailleurs forcément de se sentir bien. Beaucoup de critiques ont reproché à l’esthétique relationnelle d’avoir perdu la dimension critique de l’art des années 1960, au profit d’un bien-être institutionnalisé au service d’une société en recherche de plaisir. L’image trouble qui se dégage des autoportraits de Catherine Contour dit bien que la « ré-harmonisation » n’est pas forcément agréable : elle peut être dérangeante et tout à fait irrésolue. Il s’agit plutôt, dit-elle, de s’adresser ensemble à quelque chose qui nous dépasse. À ce qu’on appelle le génie des lieux ?

  • Une première version de ce texte est parue dans Recherches en danse. [En ligne], Focus, 19 septembre 2014, URL : http://danse.revues.org/827, sous le titre : « Face aux Autoportraits de Catherine Contour. Ou la délicatesse d’une situation ».
  • Bourriaud Nicolas, Esthétique relationnelle, Dijon, les presses du réel, 1998, p. 15.
  • Ibid., p. 13.
  • Halprin Anna, « Création commune » (1968), in Halprin Anna, Mouvements de vie. 60 ans de recherche, de créations et de transformations pour la danse, Bruxelles, Contredanse, 2009, p. 156.