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Futur antérieur

À propos de Une danse ancienne, de Rémy Héritier. Chroniques fabuleuses, édition du 17 juin 2051, par Mathieu Bouvier, correspondant à Grenoble.

Par Mathieu Bouvier

« Je fais l’hypothèse que la danse n’est jamais cette chose qui s’agite dans les corps sous nos yeux. On ne voit pas la danse, on la fabule. Pareil au pistage animal, ce que l’on voit et entend n’en est que la trace, attestant de son passage comme de sa disparition. »

https://remyheritier.net/une-forme-breve/

Le 15 juin 2051 à 10 : 00, un groupe d’une cinquantaine d’habitant·es de Grenoble quitte l’Atoll, Centre de Développement Chorégraphique Communal, et se dirige vers le parc Flaubert. Là, sur une petite parcelle de pelouse, un peu triangulaire, sans grande qualité, coincée entre une barre d’immeubles et un chemin, nous allons célébrer, une fois encore, Une danse ancienne. Dans ce cortège, une dizaine de personnes forment le groupe contributeur, qui s’est retrouvé quelques jours auparavant pour réveiller la mémoire des pratiques. Parmi ce groupe, il y a deux personnes, Pascale et Laurence, pour qui ce jour est singulièrement émouvant : voilà trente ans qu’elles viennent chaque année, sans faute ou presque, célébrer l’évènement. Voilà trente ans qu’elles viennent danser Une danse ancienne sur cette parcelle de pelouse, presque inchangée depuis 2021, l’année où le rite a commencé. À la fierté de cet anniversaire s’ajoutent encore deux bonheurs pour le groupe des contributeurices : le premier, c’est la présence de Rémy Héritier, l’auteur du projet, aujourd’hui âgé de 74 ans. Le second bonheur, c’est que Pascale et Laurence danseront avec leurs petits-enfants respectifs, Florie, 19 ans, et Philippe, 16 ans, à qui le groupe a transmis la partition ces derniers jours. 

Une heure auparavant, l’équipe de l’Atoll nous a accueillis avec un délicieux petit-déjeuner. Ida, la directrice, a rappelé cette histoire que tout le monde ici connait plus ou moins, comment le rite a traversé les tourments de l’histoire, s’y est transformé, sans jamais s’éteindre. Elle a rappelé qu’Une danse ancienne est pratiquée dans de nombreux endroits dans le monde depuis une trentaine d’années, la toute première occurrence ayant eu lieu à Prilly, dans le canton de Lausanne en 2020. À Grenoble, c’est dans ce même lieu, qui s’appelait alors Le Pacifique, que Rémy Héritier a initié le travail avec un groupe de neuf personnes, dont Pascale et Laurence sont les deux vétéranes. Entre 2021 et 2024, quatre années de travail ont été nécessaires pour qu’Une danse ancienne voie le jour sous la forme du rite que l’on pratique encore aujourd’hui. Quatre années de mémoires sédimentées dans le groupe, et sur le site, pour que cette danse s’étoffe d’une première ancienneté. Mais, ajoute Ida, la véritable ancienneté d’Une danse ancienne est toujours à venir. D’année en année, en fouillant son propre sol, elle fabrique ses traces, les redécouvre, et fait ainsi l’archéologie de son futur. Elle est immémoriale dans les deux sens du temps, car c’est en allant vers l’avenir qu’elle rencontre son passé.

Puis sont venues les années noires. Entre 27 et 37, pendant les deux quinquennats du CB (Consortium Bolloré), la flamme avait dangereusement vacillé, et bien failli s’éteindre. Le groupe s’était réduit, et pendant les pires années du plan Kontre Kultur, elles n’étaient plus que deux ou trois femmes courageuses à perpétuer le rite. Malgré le danger, elles venaient tous les 15 juin cacher les gestes de la danse dans ceux d’un pique-nique sur l’herbe. Avec des mouvements des yeux pour les trajets, d’infimes gestes des doigts pour les figures, et des paroles chuchotées pour dire le lieu, elles avaient dansé Une danse ancienne au nez et à la barbe des Voisins Vigilants. En juin 36, s’exposant aux risques que l’on sait, Pascale était venue danser seule, de nuit, sans autre témoin qu’elle-même. Puis, après 39, dans les années de réveil qui ont suivi l’instauration de la VIe République (la Sociale), et avec l’énergie particulière à la Commune autonome de Grenoble, le rite avait retrouvé ses couleurs : un groupe plus jeune s’était reconstitué autour des vétéranes, et Une danse ancienne s’était réinventée à partir de nouvelles contributions.

Rémy Héritier prend la parole pour dire peu mais bien, comme à son habitude. Il partage l’émotion qu’il éprouve à vivre cet anniversaire ici, il rend hommage à la persévérance des vétéranes et à l’engagement du groupe actuel. Il remercie toutes les personnes présentes et invite chacune à se prénommer à voix haute, car c’est ainsi que (re)commence une danse ancienne, par une déclaration de présence de tous·tes ses participant·es.

Le cortège arrive au parc Flaubert par son flanc Ouest et s’arrête au-devant de la pelouse. Tacitement, le groupe se rassemble en une masse assez dense. On observe le site. On observe un silence.

Pascale s’extrait du groupe et lui fait face. Elle adresse à chaque personne un regard, les yeux dans les yeux. Façon pour elle, comme pour chacun·e d’entre nous, de voir et de se laisser voir

Puis elle nous tourne le dos et s’éloigne. On la suit des yeux. Alors, depuis notre assemblée s’élèvent des voix. Un lampadaire. Une branche cassée. Un jeune érable. Regardant Pascale décrire une large ellipse sur le terrain, les membres du groupe contributeur nomment ce qu’ils voient. Un panneau d’affichage. Le massif. Une flaque d’eau. Un vélo. Cet inventaire suit les pas de Pascale, comme si elle éclairait l’espace sur son chemin. Un peu avant elle, un peu après elle, un peu au-dessus, en dessous, autour d’elle. Comme une aura d’importance que la danseuse déplace dans le visible. Le sommet. Une poubelle rouge. Une brillance. Un cri d’enfant. Un pigeon. Un ralentissement. Le chœur fait apparaître des choses que l’on remarque soudain, autrement. On s’aperçoit qu’on aime percevoir. 

Son ellipse ramène Pascale vers nous. Une voix dit un t-shirt rouge, nommant aussi les qualités que la danseuse apporte au monde. Pascale se fond dans le groupe et c’est Laurence qui en sort. Elle nous regarde, on la regarde. On se laisse voir, ensemble. Elle se retourne et s’éloigne. On la suit des yeux tandis qu’elle suit les traces de Pascale. Le chœur épelle le visible : Un lampadaire. Une branche cassée. Un linge au balcon. Une ombre plus fraîche. Un rameau. Un soulèvement. On s’aperçoit qu’on aime entendre cela : les choses appelées par leurs noms. L’existence que ça leur donne.

Puis tour à tour, Philippe et Florie décrivent cette même ellipse sur la pelouse, dans les traces de leurs grands-mères. Un lampadaire. Une branche cassée. Une bordure. Un pic. Un autre cri d’enfant. De cycle en cycle, certains mots reviennent en mémoire, soit qu’ils sont répétés, soit qu’ils sont évoqués par d’autres mots, une nouvelle vision, une ressemblance, un pas qui repasse dans une trace. Le site devient un théâtre de mémoire.

Puis les membres du groupe contributeur quittent notre ensemble et occupent la pelouse. Commence alors une danse qui va convoquer, durant quatre minutes, toute la mémoire qu’ils ont en partage. 

Pour motiver sa danse et en retrouver les gestes, Philippe convoque cette pratique que le groupe a transmis les jours précédents : devenir une surface de projection. On marche dans le studio, et on révèle les lieux, les choses qui sont là. En passant par ici, je révèle le radiateur. En passant là, je révèle le mur blanc. Je croise Florie et je la révèle. Et dans le même temps, je suis révélé par tout ce qui est projeté sur moi : le mur blanc, le radiateur, la lumière, Florie, les autres corps… Et à force de repasser par les mêmes endroits, on épaissit la mémoire du lieu. Ici, avec la lumière, une sensation qui revient. Là, près du radiateur, le petit tour sur soi-même. À chaque fois, avec Florie, ce petit salut rigolo. Pour lui qui n’avait encore jamais osé danser avec d’autres gens, ça a été un déclencheur : « c’est comme si je n’étais plus coincé dans mon corps, mais que je devenais les choses autour, ce qu’elles me font, ce que je leur fais. » Florie a ajouté : « Oui, et pour moi, il y a même : ce que les choses me font faire, et ce que je leur fais faire. On est dansé en même temps qu’on danse. »

Quand le groupe a parlé de l’état du milieu, Florie a aussitôt aimé cette idée. « Je l’ai comprise en la dansant : chaque partie de mon corps, à chaque instant, se trouve au milieu du mouvement, ni au début, ni à la fin. J’ai pensé, c’est comme la respiration, il n’y a pas de début à la respiration. Chaque élan émerge au beau milieu d’un mouvement qui remonte toujours plus avant, qui est toujours plus ancien. Et qui se prolonge dans les moments suivants ». Et Pascale d’ajouter : « Rémy nous disait : danser au milieu, c’est se tenir à mi-chemin entre produire et recevoir. Être en même temps la poule et l’œuf. Chacun de tes gestes apporte des provisions à l’avenir, et c’est dans cette provision de passé que tu trouves des gestes neufs. » 

Pascale se souvient du tout premier week-end, en 2021 au Pacifique, et des paroles intrigantes de Rémy, quand il avait présenté le projet : Une danse ancienne a toujours déjà commencé. Elle est déjà-là, au milieu, dans notre rencontre, dans cette discussion, dans la marche qui va nous amener au site. Je ne vais pas chorégraphier le moindre geste, je ne vais pas non plus sélectionner des gestes parmi ceux que vous pourriez produire en improvisation. Je vais vous proposer des pratiques et ce sont les gestes que vous y trouverez qui feront le matériau d’Une danse ancienne. Un matériau de choses très concrètes et de choses plus abstraites, de choses conscientes et inconscientes, que vous enregistrerez à mesure que vous les modifierez. On ne filmera jamais aucune danse, car il ne s’agit pas de fixer une archive, mais de créer une mémoire. Or, la mémoire, ce n’est pas un enregistrement immuable que l’on peut retrouver intact quand on veut le visionner. La mémoire, c’est un acte de remémoration qui réinvente à chaque fois le souvenir. Si bien que se remémorer un souvenir, c’est le retrouver dans l’état où on l’a laissé la dernière fois qu’on s’en est souvenu. Et dans le même temps, c’est altérer ce souvenir encore une fois, encore un peu, pour lui redonner de l’avenir. C’est de cette façon qu’on travaillera la mémoire d’Une danse ancienne. Chaque geste trouvé dans la pratique sera rejoué, c’est-à-dire converti dans un autre geste, transposé sur un autre mode, recommencé. C’est en entrant dans ces séries de reprises, qui sont autant d’actes de remémoration, que les gestes s’étofferont de mémoire, d’histoire et de nécessité, et qu’ils fabriqueront leur propre ancienneté. Danser Une danse ancienne chaque année sera comme revenir sur un chantier de fouille archéologique d’où remontent les vestiges qu’on y a soi-même enfoui. En les excavant, on les change, on y ajoute l’humeur et les objets du moment, et on enfouit tout ça de nouveau. Il y aura des glissements de terrain, des mélanges, des pertes, des ajouts. Les archéologues ne découvrent pas des objets du passé que le sol aurait conservé là, mais ce sont les objets abîmés qui leur donnent à voir le travail du temps. Ce travail du temps dans le sol est comme celui de la mémoire dans un corps, dans une vie : il déplace, il transforme, il détruit et recommence.

Laurence se souvient qu’aux débuts du projet, elle avait trouvé ce morceau de pelouse sans qualité spéciale, et qu’elle s’était demandé comment un lieu si « moyen » pourrait lui donner envie d’y fouiller une danse. Et puis, en 2024, il y avait eu cette visite de deux femmes pratiquant la géobiologie, et leur enquête sur le terrain avait dévoilé des ressources inattendues : les circuits souterrains de l’eau, les failles géologiques, une certaine géographie des énergies. Sans chercher à questionner la véracité de ces informations, Laurence en avait retenu une certaine magie et lui avait confié son désir de danser. Elle s’était plu à donner un argument tellurique aux forces qui motivaient ses gestes, leurs élans, leurs évitements. Chaque année, aux retrouvailles avec le terrain, elle retrouvait certaines mémoires communes aux énergies du sol et à celles de son corps en mouvement. Et elle mesurait ainsi l’entropie qui les altère ensemble, aux rythmes communs que la danse donne à leur différence d’âge.

Hier, après une longue discussion, Pascale et Laurence ont dit au groupe : c’est maintenant, il faut faire la réduction. Ceux qui savent se taisent. Les grands-mères disent simplement qu’il s’agit d’une pratique que Rémy leur a transmise il y a trente ans, et que Pascale appelle parfois l’entonnoir. C’est peut-être la pratique la plus fondamentale pour refonder le rite, chaque année. Elles donneront la partition au fur et à mesure de la pratique. 

Quatre personnes vont faire une danse dans l’espace, pendant quatre minutes, avec toute leur mémoire des derniers jours, les gestes, les paroles, les images de sensation qui leur reviennent. 

Puis trois personnes vont dans l’espace pour danser tout ce qu’ont fait les quatre personnes précédentes. 

Puis deux personnes vont dans l’espace pour danser tout ce qu’ont fait les quatre premières personnes et les trois suivantes. 

Puis une seule personne va dans l’espace. C’est Florie. Elle n’était pas prévenue. Elle a pour tâche de danser tout ce qu’ont fait, depuis le début, les quatre premières personnes, les trois suivantes et les deux dernières.

Elle se rend à cette tâche impossible avec un large sourire.

Ce qu’elle vient de faire sous nos yeux est éblouissant : aucun de ses gestes n’était à la ressemblance d’un geste déjà fait, mais tous leur faisaient signe dans l’après-coup. Signes d’allure, échos de simplicité, airs de famille abstraits. 

En dansant, Florie a eu une étrange sensation de déjà-vu. Elle se voyait faire ces gestes évidents, qu’elle reconnaissait, mais qu’elle n’aurait jamais su inventer d’elle-même. Des gestes qui lui arrivaient comme d’un passé qu’elle voyait venir. Ou d’un avenir qui se souvenait. L’impression était profondément heureuse, et Florie a su qu’elle danserait Une danse ancienne jusqu’à la fin de ses jours.

Une danse ancienne

  • conception Rémy Héritier

  • contributeurices à Prilly avec Ondine Cloez, Délia Krayenbühl, Laura Gaillard, Julie-Kazuko Rahir, Yvane Chapuis, Elodie Brunner, Guiliana Maderi, Gilbert Coutaz, Laurent Golay, Michel Fuchs, Aude Widmer, les enfants de la crèche des Sorbiers, les enfants de l’école Corminjoz, la Ville de Prilly, le Théâtre Sévelin 36, La Manufacture HES.SO

  • à Grenoble avec Laurence Arrighi, Philippe Bellin, Florie Challande, Caroline Charlier, Pascale Gille, Sarah Houari, Marie-Hélène Peyruchat, Zoé Vuaillat, Marion Francillon, Marie Roche, Le Pacifique CDCN

  • à Cajarc avec Colette Raichman, Evelyne Gollasch, Marie-Christine Gauthier, Firmin Sancerre, Francois Bessac, Catherine Nicole, Martine Michard, Bruno Almosnino, Marie Deborne, Thomas Delamarre, Maison des Arts (MAGCP) Cajarc

    Comment rendre pérenne une danse, en faire un rite ? Si des danses ont été archivées par des images ou des mots depuis l’Antiquité, et si les pratiques de notations chorégraphiques se multiplient depuis le 17e siècle avec des systèmes de partitions, de schémas et d’enregistrements photo et vidéo, la question de comment transmettre une danse reste encore aujourd’hui largement irrésolue. Finalement, c’est toujours le corps qui reste le meilleur moyen de transmission d’une danse ; parce qu’il est son premier réceptacle et son instrument.

    Une danse ancienne est une œuvre chorégraphique qui se décline en trois versions créées respectivement à Prilly (CH), Grenoble et Cajarc. La pièce est créée avec un groupe d’amateur·ices qui s’engagent à la danser au même endroit, chaque année et pour toujours, comme un nouveau rituel. La danse aux prises avec les effets conjugués de la sédimentation et de l’érosion se modifiera sous l’action du temps qu’il fait comme du temps qui passe et deviendra une balise sur le territoire, comme les rituels du passé.

Mathieu Bouvier

Mathieu Bouvier est docteur en philosophie de l’art, réalisateur de films et collaborateur artistique pour la danse contemporaine. Ses recherches portent sur une approche figurale du geste (chorégraphique, performatif, plastique), dans ses fabriques artistiques et ses réceptions esthétiques. Il pratique la théorie des arts dans divers contextes éditoriaux, pédagogiques et artistiques. Depuis 2018, il éditorialise le site www.pourunatlasdesfigures.net, plateforme contributive pour la recherche en art. Il développe actuellement un projet de recherche intitulé « Techniques fabuleuses, pratiques spéculatives en art vivant et dans le champ social », soutenu par la Manufacture, Haute école des arts de la scène, Hes.so - IRMAS, à Lausanne, par le Centre national de la danse à Pantin, et accompagné par le Pacifique.