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Pratiques de prélèvements

Par Mathilde Papin

Pratiques de prélèvements et Contrecontrats se répondent. Mathilde Papin et Emma Bigé se sont rencontrées pendant leurs études de philosophie et ont ensuite continué à se côtoyer et à collaborer. Elles guideront un workshop au Pacifique en mai 2025. Le procédé du quatre mains ici s’est déroulé comme ça : M.P. a proposé un texte – sous l’influence du thème du numéro – E.B. a ensuite rebondi sur la base de ce texte.

1 « Contrats : liens magiques conventionnels »
(Paul Huvelier, sociologue du droit, 1905).

Au printemps dernier, j’entends à la radio1 le philosophe du droit Laurent de Sutter décrire une vieille pratique romaine appelée « Nexum ». Ce Nexum serait une des plus vieilles manières qu’on connaisse pour passer des Contrats. Ce qui émerveille de Sutter dans les Contrats en général, c’est que ce sont des « petites machineries concrètes » qui opèrent « des changements d’état, des métamorphoses » pour les personnes qui contractualisent. Il dit « Et ça quand même, je trouve ça assez énorme, quand même ». 

Il dit aussi : « La grande force du droit et le lieu où se situe sa nécessité, c’est en tant que zone d’intervention, c’est presque des raids, des raids ontologiques si vous voulez. Le droit arrive et vous dit : « Nan nan maintenant vous avez changé ». Pour cela quand même il faut accomplir quelque chose : un petit rite de signature. Dans cette même émission, de Sutter décrit les ingrédients de ces Nexum romains – et c’est ce qui va me marquer le plus - il faut, a minima, pour que quelque chose subitement soit transformé : un témoin, qu’une formule soit dite, et qu’une « petite danse ridicule » soit faite. Pour acter un changement, par le truchement d’un Contrat, c’est tout ce dont on a besoin. 

De Sutter décrit un peu les gestes que les savants supposent dans ces Nexum : des choses de poids égal, peut-être en bronze, tenues dans chaque main, des positions en face à face des signataires, des inclinaisons, des voltes peut-être. C’est un peu plus tard qu’il dit « danse ridicule » pour synthétiser tout ça, dans l’interview, presqu’il fourche, c’est une façon de dire qui lui vient à l’oral, on sent que ce n’est pas le nœud de son affaire – mais moi je m’attache à cette expression. J’analyse sauvagement les ingrédients de ces Contrats, et pourquoi ils sont faits comme ça. Je me dis que ces types de contractualisations se passent dans des sociétés où l’écriture n’est pas encore répandue. Qu’il faut donc faire des petites scènes simples, mémorables, pour faire des petites traces, des mémos, d’événements un peu plus importants que d’autres (changements). Je me dis que le témoin, c’est presque le support d’écriture de l’époque, il doit pouvoir porter en lui une trace pas trop lourde. Il faut qu’on lui offre une scène nette, un truc synthétique : quelques gestes non quotidiens, fantaisistes, et une formulation frappante. Je commence à visualiser ce que pourrait être « une danse ridicule », qui n’aurait pas besoin d’être plus qu’une graphie synthétique, notable, lisible. En fait selon moi, elle n’a aucune obligation à illustrer la transformation qui s’opère, le changement d’état, la métamorphose – elle pourrait signer plusieurs transformations dans la journée, qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. Elle est la partie affranchie du rite codé auquel elle prend part. Du moment qu’elle est saillante et brève elle peut faire tout ce qu’elle veut. 

Elle est cruciale pourtant, c’est elle qui signe, qui opère le changement, mais elle s’en fout de coller à la dramatique en cours, elle est d’un autre style – « ridicule », non solennelle, elle obtient les plus grandes choses en s’en contre-fichant, en gestant son poème de son côté.

Bon effectivement, je commence à être loin du Nexum et des objets de bronze lentement manipulés à travers l’air. Tout autant je m’éloigne de ce qui était opéré comme changements à l’époque : devenir débiteur, devenir vassal, devenir l’obligé du créditeur. Je me mets à rêvasser qu’on puisse opérer, au moyen de danses ridicules, des changements qu’on souhaiterait voir venir, de nos jours. 

Quelques mois après cette écoute, au mois de septembre, j’ai eu l’occasion d’essayer en workshop une première version d’un protocole, d’une partition pour la danse ridicule.

D’abord, j’ai demandé aux participant·es d’écrire sur des petits papiers un certain nombre de changements désirés. Je crois leur avoir dit : ça peut être un changement physique, existentiel, politique, sociétal, ça peut être des transformations en d’autres entités, en d’autres espaces, ça peut être des changements pour nous ou on peut être le récipendiaire de changements pour d’autres que nous.

Ensuite, la partition se joue à quatre : un·e récipendiaire, une formulation, une danse ridicule, un·e témoin. Au mieux, il y a une petite audience pour assister à ces signatures de Contrats.

Avant tout, lae récipendiaire choisit quel changement d’état iel souhaite obtenir et en informe la formulation. Puis les quatre rentrent dans l’espace. Lae récipendiaire et la danse ridicule se font face. La formulation, légèrement plus proche du récipendiaire, fait face à l’audience. Le témoin est légèrement en retrait, dans la profondeur, tourné vers les trois opérant·es.

En (1), la formulation déclare quel changement d’état au juste cette signature va opérer. Elle peut user avec autant de malice qu’elle veut du vocabulaire du droit (ex. « La récipendiaire, dépositaire ici d’une grande étendue d’êtres concernés, à bon droit, demande à ce que par action de concert et en complément du passif antérieur, soit opérée, sans délai ni clause de caducité, la taxation des multinationales »). 

En (2), c’est au tour de la danse ridicule de faire son hiéroglyphe fantasque et bref, qui s’étend un peu dans l’espace. En (3), quand la danse ridicule a fini, la formulation reprend la parole pour déclarer : « L’état a changé ».

En (4), les trois opérant·es quittent l’espace et laissent lae témoin seul·e, tourné·e vers l’audience, iel se laisse regarder. Iel permet de ressaisir la scène qui vient de se dérouler avec peut-être une autre gravité. Cette personne, que l’on remarquait moins, qui n’a pas eu à agir dans l’opération, reste là, et peut-être l’histoire change de visage ou l’image change de poids.

(Variante). Il est possible de demander de traverser un changement d’état seulement temporairement, auquel cas, la danse ridicule sera reconvoquée pour l’annulation du Contrat, il faudra juste que la formule finale « L’état a changé » soit dite à l’envers : « Égnahc a tatél ». 

Quelques exemples de changements demandés par les participant·es de septembre - et opérés bien sûr : taxer les multinationales, la fin de la justification, n’être plus qu’ivre d’amour, l’actualisation d’une société horizontale auto-organisée, éprouver des corps anarchiques, devenir montagne, changer de genre, que les mouches changent d’ânes, changer de couleur, une mécanisation de type tire-fesses pour les transports dans les rues de nos villes, devenir une roche traversée par des failles, du vide, de l’air et de l’eau.

Autant de problèmes réglés, avec cette danse ridicule qui tracera autant de signatures juridiques qu’elle veut, avec tous les pouvoirs qui lui sont conférés. 

Ce petit protocole, qui a encore sûrement des variantes qui l’attendent, vient pour moi répondre – comme d’autres petites partitions que j’utilise – à une marotte que j’ai – que je ne m’explique pas tout à fait – cette marotte s’obsède à vouloir complexifier la différence entre l’écrit et l’oral. Ici, des choses se signent sans paperasses, des gestes en l’air sont pourtant bel et bien de l’écrit, des mots - plutôt issus de textes de lois - sont sur des langues qui les argotent, les singent, sans ménagement. 

2 Rebond : « Lafarge Mentale » ou « Tout a continué malgré tout ».

Un mois plus tard, j’entends Justine Augier à la radio2, parler de l’écriture de son dernier livre « Personne morale », un récit documentaire sur une poignée de femmes juristes de l’association Sherpa qui luttent en Syrie contre le géant industriel français Lafarge, cimentier. C’est une première qu’une société (« personne morale ») soit mise en examen pour crime contre l’humanité. 

La révolution syrienne commence en mars 2011 et puis la guerre civile s’installe. La région dans laquelle est implantée l’usine est le terrain d’affrontement entre différents groupes armés. Lafarge se met à payer des groupes armés (estimation à 13 millions d’euros) pour pouvoir rester, assurer son approvisionnement et la circulation de son ciment. Lafarge met ses salariés expatriés français à l’abri et demande à ses salariés syriens de continuer à venir travailler, de continuer à se déplacer sur ces routes qui sont jalonnées de checkpoints. Ces hommes pendant près de trois ans se font kidnapper et tirer dessus.

Augier raconte qu’elle se décide à écrire sur Lafarge quand elle rencontre ce collectif de juristes « en fait, il y a tout un territoire de lutte qui m’est apparu, c’est des des des des des femmes, ce ne sont que des femmes, qui se saisissent de certaines affaires emblématiques, comme l’affaire Lafarge, pour faire avancer la jurisprudence, pour faire avancer le droit et le rapprocher peut-être d’une perspective de de justice en aidant ceux qui n’ont jamais accès à la justice à y avoir accès, dans ce cas-là les les les salariés syriens aux côtés desquels elles ont elles ont porté plainte ».

Augier parle, dans cette émission à quatre interlocuteur·ices, de la singularité de leurs pratiques, de leurs techniques collectives, de leur travail « dans l’ombre ». Elle parle des compromissions de Lafarge avec le régime de Bachar Al Assad, d’une invention décomplexée qui sert de justification à ces messieurs ; « la diplomatie économique », d’un aventurier norvégien fier d’avoir écrit « L’usine, faire des affaires en zone de guerre », elle décrit comment ce système des affaires non seulement fonctionne encore mais en est même renforcé, « ces hommes continuent à faire du business malgré la réalité hurlante autour ». 

Là, elle s’arrête un instant, qu’est-ce qui peut bien se passer dans la tête de ces hommes-là, elle dit : 

« Il y a, je crois, une difficulté intime à prendre conscience de ce qui se passe autour d’eux. Et je fais l’hypothèse que la langue qu’ils parlent – la langue du business, la langue du process, cette langue managériale qui en fait tient le réel à distance, qui est envahie de mots qui n’ont en fait aucun sens  - ce sont des gens qui parlent d’éthique et de responsabilité à longueur de journées - je fais l’hypothèse que cette langue est vraiment dangereuse en fait, qu’elle les a conduits aussi à ne pas saisir ce qui se passait ».

Et puis il y a, dit-elle, comment ils se représentent ces pays, leur imaginaire de ces zones « troubles, grises, dans lesquelles toutes les règles seraient suspendues, et qui seraient peuplées d’aventuriers, de jeux d’espionnage, de renseignements ». C’est « tout cet imaginaire-là », ces figures « boursouflées et anachroniques », dit-elle, qui nous fait « mettre à distance la destruction, la souffrance, le le le, le réel ». 

L’émission a aussi un aspect prosaïque, iels parlent des mécaniques de la constitution d’une plainte, des styles juridiques et des forces littéraires contraires entre cabinet d’affaire parisien et collectif de juristes. 

« Je ne sais pas Mathias vous dites “accumulation” [Mathias Énard un peu avant : “on voit, dans la constitution de la plainte, il faut que ça grossisse”], moi je ne le vois pas du tout comme ça, pour moi c’est vraiment une affaire de recherche de “précision”. En fait c’est vraiment ça, ça a à voir avec “l’exactitude”. 

Et effectivement il y a des forces contraires dans la construction d’une affaire, il y a donc ces femmes d’un côté, qui sont dans cette recherche-là, qui emploient leurs mots dans ce but-là de dire les choses au mieux, le plus précisément possible. Et en face effectivement, vous avez employé un mot clef il me semble, c’est celui de “démembrement”. Il y a des forces qui tentent de faire perdre le sens de l’affaire, qui font tomber des morceaux, qui ralentissent tout et qui déconstruisent en fait tout le travail qui est fait face à eux.

En tout cas oui, le rapport à la langue, c’est un rapport incroyablement fort, ce sont forcément des gens qui pensent que les mots ont un grand pouvoir. Quand elles se mettent à rédiger cette plainte, elles sont persuadées que le choix d’un mot peut effectivement avoir un impact sur la possibilité de la réparation d’un crime. C’est quand même incroyable cette foi là. Et leur langue alors, elle est effectivement particulière ; ces juristes-là, elles font aussi œuvre de traduction parce qu’elles reconnaissent que cette langue ne doit pas être celle d’une élite, et en même temps cette langue forgée de manière très collective au cours des siècles, elle a quelque chose de très précieux, elle offre aussi un terrain de commun pour la conversation ».

3 Fade out : « Une-même-logique-parfaitement-défigurée-par-des-opérations-linguistiques ».

En entendant Justine Augier je pense par association à la romancière Sandra Lucbert alors je prélève une dernière voix, la sienne, extraite d’un court entretien3, c’est presque une présentation synthétique de ses concepts par l’intermédiaire de deux de ses livres : Personne ne sort les fusils et Le ministère des contes publics. Elle y parle de la langue du capitalisme néolibéral et de comment « les structures de la finance sont ratifiées et naturalisées par des opérations linguistiques ». Ça poursuit cette question de ce que fait la langue des Lafargeux aux Lafargeux. On découvre qui est porteur dans le corps social de ces opérations linguistiques et avec quelles « traversées du miroir » on pourrait remettre à l’endroit les langues hégémoniques.

« En l’occurrence, dans Personne ne sort les fusils, j’étais partie du procès de France Télécom pour décomposer le discours automatique « il-faut-libérer-du-cash-flow » et voir comment il étayait en fait les logiques actionnariales managériales et transfigurait la surexploitation des salariés. Là en l’occurrence dans Le ministère des contes publics, il s’agit de démonter la formation de discours automatique « LaDettePubliqueC’estMal ». Cette formation de discours permet, je crois, de se figurer ce qui fait de la destruction de tous les services publics un tableau cohérent. La sncf, edf, la poste, l’éducation nationale, l’hôpital public, l’office nationale des forêts, l’audiovisuel public, en réalité, en tout ces lieux, une même logique est à l’œuvre, une même logique de démolition, mais elle est parfaitement défigurée par des opérations linguistiques. 

C’est pour ça que c’est une affaire pour la littérature, parce que je crois qu’on peut opposer des refigurations littéraires aux défigurations produites par la langue hégémonique. C’est pour cette raison que dans mon livre Le ministère des contes publics, il y a deux sommaires, parce que le livre fonctionne comme une traversée du miroir où il s’agit de remettre à l’endroit les énoncés que la langue hégémonique met à l’envers. Ce que j’essaie de faire dans le livre c’est de suivre les chemins de métamorphoses par lesquels une machine disciplinaire, celle de la dette publique, se trouve transformée en « conte » de l’intérêt général. « Conte » au sens du genre littéraire comme vous venez de le dire parce que « LaDettePubliqueC’estMal » a tout du conte pour enfants : elle mobilise des affects de peur et les résout dans des questions de morale. Et il y a des « comptes », qui sont là pour être garants d’une soi-disant objectivité et qui en réalité escamotent les enjeux politiques de l’affaire de la dette publique. Là encore, c’est une figure de style - la technicisation - figure tout à fait symptomatique du néolibéralisme qui dissout la politique dans la technique et qui soustrait à notre connaissance et à notre délibération les considérants réels qui décident de notre avenir politique. 

Parmi les différentes manières que j’utilise pour attraper la métamorphose dont je parlais, il y a l’analogie entre ce que nous fait le discours automatique de la dette et un mauvais rêve. Pour ce faire, j’utilise les outils de Freud en distinguant le contenu latent et le contenu manifeste d’un rêve - c’est-à-dire entre ce qui est défiguré par le rêve et qui s’exprime néanmoins pendant la nuit - parce que le néolibéralisme est un état du capitalisme où toutes les censures ont disparu, comme ça se passe dans un rêve où la censure s’abaisse et où du coup les émotions pulsionnelles peuvent se dire. Donc ce que j’essaie de montrer c’est que la défiguration, comment dire, traverse le corps social, en passant de porteur en porteur. J’essaie de dégager les types sociaux qui participent de la stéréophonie de la dette à partir d’un reportage que j’ai pris sur France 5 - peut-être qu’on en dira un mot - les types sociaux sont ici les quatre groupes porteurs : les Gouvernants - de Gérald Darmanin à Michel Sapin -, les Sages - qui appartiennent à des institutions réputées indépendantes (la banque centrale européenne, la cour des comptes par exemple)-, les Experts de plateau, et, la Décrypteuse en chef - décrypteuse est un mot de la langue du capitalisme puisqu’en réalité sous couvert d’enquêter, la présentatrice Caroline Roux de l’émission valide tant et plus le « C’estAinsi », c’est-à-dire le « conte » dont on parle depuis tout à l’heure de « LaDettePubliqueC’estMal ». 

En fait avant j’utilisais des tirets, cette fois-ci les mots je les ai collés, c’est une manière de signifier dans la graphie du texte le fait qu’une langue hégémonique, ça fonctionne par BlocSens selon une ventriloquie parfaitement mécanisée que j’essaie justement de mettre à jour. Par exemple, dans Le ministère des contes publics, il y a tout un travail de mise en relief des voix, où l’idée est de mettre en contraste ces BlocSens automatiques - et les personnages qui sont parlés par eux que je viens d’évoquer - avec, des dispositifs littéraires et ma voix propre - qui sont eux tout entier voués à s’arracher à la mécanisation et à la naturalisation d’un ordre de domination, donc ça va de Montaigne à Lewis Carroll, vous l’évoquiez, en passant par Flaubert ou Pascal, et l’idée c’est vraiment de dépouiller la langue hégémonique de son lest affectif et imaginaire, celui qu’elle a par la répétition de la langue machinale, pour la rendre à sa pauvreté mécanique et pour rendre ses porteurs à leur indigence en vérité ».

Mathilde Papin

Mathilde Papin est chorégraphe et danseuse, autrice de poésie et d’essais, traductrice. Elle vit à la campagne, à Saint Antonin Noble Val, elle tient dans son village une librairie associative de poésie et de sciences humaines. Elle a créé deux pièces Serein (2021) et Trois Colliers (2023). Elle intervient dans les écoles, les Ehpad, les musées et peut-être prochainement dans un hôpital rural de psychothérapie institutionnelle. Elle est actuellement au travail de deux petites formes emboitables (In Tybiu et Grigris). Son travail est fait de beaucoup de jeux, de danses fantasques et d’opérations sur les règles, les normes, les coordonnées qui nous entourent.