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Contrecontrats

Pratiques de prélèvements et Contrecontrats se répondent. Mathilde Papin et Emma Bigé se sont rencontrées pendant leurs études de philosophie et ont ensuite continué à se côtoyer et à collaborer. Elles guideront un workshop au Pacifique en mai 2025. Le procédé du quatre mains ici s’est déroulé comme ça : M.P. a proposé un texte – sous l’influence du thème du numéro – E.B. a ensuite rebondi sur la base de ce texte.

Par Emma Bigé

Depuis quelques années, je me retrouve à transmettre les études queers à des danseureuses. Un peu par accident. J’ai été formée à la philosophie, une pratique de la pensée qui a pour sa plus grande part servi à justifier la domination de la rationalité d’une poignée de mecs blancs très riches et très portés sur les choses de l’esprit sur le reste du monde au moyen de dichotomies néfastes pour toustes : esprit pur contre corps impur, homme cis contre animaux et créatures fèms, humanités blanc·hes contre inhumanités non-blanc·hes. Tant que j’en étais un (de mec blanc), ça ne me posait pas trop de problème de transmettre ces histoires à des danseureuses, parce que je me figurais que tout de même, c’était pas si mal pensé, et qu’iel y avait bien là-dedans des choses à sauver.

Mais la nature de la relation a changé ; à force de danser avec les personnes à qui je racontais des histoires de philosophie, c’est devenu de plus en plus difficile pour moi de me reconnaître dans le genre (le style et le sexisme) des récits philosophiques qui font de l’humain le centre et le héros de l’expérience. Alors qu’on me disait, avec beaucoup de conviction, que plutôt que d’être un garçon, j’étais une masse, de la chair, des muscles, des cellules, de l’eau, des nuées d’oiseaux et toutes ces autres sortes de créatures qui peuplent les studios de danse, j’en suis venue à penser qu’avec les étudianz qui s’entraînaient à penser-en-danse, on aurait bien besoin de lire d’autres choses que les classiques du panthéon humaniste. Que se passerait-il si on lisait, en danse, des penseureuses qui, ielles aussi (comme les danseureuses), s’étaient attachées à se désidentifier de l’humain ?

Ces pensées, qu’on peut bien appeler queers ou transféministes ou transpédébigouines ou encore (com)post-humanistes, sont fondées sur une idée assez simple en fait, à savoir qu’il y a sans doute une belle arnaque qui se cache dans l’appel à « l’inclusion », à la « diversité » et à la « tolérance », toutes choses en apparence fort sympathiques mais qui reviennent en fait à une demande faite aux monstres de bien vouloir devenir des hommes (ou des cis, ou des hétéros, ou des blanc·hes, ou des valides, ou des hommes cishétéros blancs valides) comme les autres.

Que se passe-t-il quand on refuse de répondre à cette adresse ?

Tel est l’objet des études queers, ou encore de ce que Fred Moten et Stefano Harney ont appelé « l’étude noire », une attention à ce qui se passe dans les sous-sols, quand on éteint la lumière et qu’on s’efforce de ne pas répondre à l’appel à l’ordre (Moten et Harney 2013). En danse, on parle de studio. Dans les savoirs queers, on parle d’étude. C’est le même mot. Un mot qui veut dire s’entêter, ou s’obstiner – studio ou étude venant d’une racine indo-européenne qui veut dire quelque chose comme « frapper à répétition », « donner de la tête contre un mur ». Il faut pas mal d’entêtement pour sinuer d’autres voies quand tout ce qu’on a à te proposer ce sont des lignes toutes tracées, faites pour d’autres corps que le tien (Ahmed 2019). Et c’est pourquoi il est parfois utile, en tous cas souvent plein de résonances, de lire certaines pratiques de danse à partir des études queers – queer, en anglais, voulant dire précisément cela : tordu·e, bizarre, sinueuse, oblique.

Et si je parle de cela ici, c’est parce qu’en te lisant, Mathilde, toi et tes histoires de contrat, je n’arrive pas à ne pas penser à la manière dont les contrats se passent souvent dans le dos de celleux qu’ils concernent. Des contrats, ça se passe entre des personnes, ou des sujets ; ou plus exactement, il y a des sujets dans la mesure où on leur reconnaît la capacité de passer des contrats ; et le reste d’entre nous peut bien se brosser. De la définition des personnes africaines comme biens meubles par le Code noir de Colbert en France aux Ugly Laws qui excluent la présence des personnes handies de l’espace public aux États-Unis, une longue histoire de lois, de mains serrées et de danses ridicules effectuées pour sceller des pactes définit certaines créatures terrestres comme dignes de contractualiser, et d’autres comme appendices aux accords.

À l’envers de cette tradition, ou la prenant à revers, des pratiques obliques de contrat (un peu comme celles que tu proposes) racontent une manière de faire pacte hors-la-loi : contrats BDSM, mariages bricolés entre amix, serments d’amitiés et sortilèges scellés par le sang, le sperme ou la mouille, toute une panoplie de contrecontrats se tiennent au bord du monde juridique de l’humain, où s’invoquent les amoures queers, les désirs démesurés d’amitié et les puissances sorcières.

Quand j’ai lu ton texte, la première chose qui m’est venue à l’esprit c’est le Manifeste contrasexuel (2000), le premier livre de Paul B. Preciado, un philosophe auquel on doit en partie l’introduction des études queers en France et qui, à peu près au moment où paraît le Manifeste, donne justement des cours au département de danse de l’université Paris-8, où il institue les premiers ateliers drag king proposés par une université française.

L’idée centrale du Manifeste est de dire qu’un corps nous a été mis sur le dos – et par nous, il faut entendre nous toustes habitanz de Terra, qui sommes toujours à la fois plus et moins que des corps, c’est-à-dire toujours plus et moins que cette petite unité extractible contenue dans la sphère de nos peaux et à laquelle on assigne une espèce, un genre, une race, une classe, une capacité, en fonction de ce que nous sommes susceptibles de contribuer à la (re)productivité de la nation. C’est ce que Preciado veut dire quand il dit que « le corps est un texte » et que « l’(hétéro)sexualité, loin de surgir spontanément de chaque corps, doit y être ré-inscrite » : bien sûr, être vivanz c’est être autre chose qu’un texte ; mais justement, ce qu’on appelle « le corps », contrairement aux espoirs qui sont nourris à l’égard de l’idée que le corps pourrait être un lieu d’émancipation pourvu qu’on le « libère », « le corps » est mieux décrit comme une espèce de tissu très encombrant de déclarations et de visions, de textes projetés sur cette vie débordante que nous sommes et qui ont pour but de la contenir et de la rendre exploitable.

Comment faire bégayer le texte qu’on appelle « corps » ? Il y a au moins deux voies. Soit on apprend à faire taire le texte en soi, à plonger dans l’expérience à un tel degré qu’on arrive à oublier qu’on a été épelé·es et étiqueté·es ; après quoi, bonne chance pour la remontée, et gare aux moments où il faudra traverser la rue en sortant du studio. Soit on se propose d’écrire un autre texte ou plutôt d’écrire le texte autrement : c’est ce que fait le contrat BDSM, dont Preciado propose d’étendre la pratique à l’ensemble du corps social. Le contrat BDSM demande : et si nous pouvions décider entre nous, pour une durée déterminée, d’écrire des fictions à expérimenter concrètement, à même nos chairs ? Des fictions (Rivière 2019) où je serai dom, sub ou switch, chienne ou papillon, butch ou fèm, vide, pli, plein, peau, cuir ou plastique, larmes, cris, souffle, chaleur, lesbienne garou, rivière ou océan.

Au milieu de toute la panoplie des devenirs disponibles dans les pratiques contrecontractuelles, l’intérêt de Preciado, dans le Manifeste contrasexuel, c’est la capacité à fabriquer des godes – une des propositions philosophiques du livre étant que le gode précède le pénis et que le problème du patriarcat est de nous avoir fait avaler l’idée inverse, d’avoir capturé notre puissance godotectonique (notre puissance d’architectes-de-godes) en nous faisant croire qu’il n’y avait qu’un Gode parmi les godes, et qu’il se trouvait entre les jambes des mecs cis (comme s’il n’y avait que les mecs cis qui en avaient). C’est la raison pour laquelle les contrats dont parle Preciado sont surtout dédiés à la reconnaissance, entre toustes les contractanz, de nos capacités collectives à nous munir d’organes supplémentaires. Ainsi sur la quatrième de couverture du livre, on peut lire cet exemple de contrat contrasexuel :

  • De mon propre gré, je soussigné·e ……………………………..
    renonce à ma condition naturelle d’homme □ ou de femme □ et à tout privilège (social, économique, patrimonial) et à toute obligation (sociale, économique, reproductive) dérivés de ma condition sexuelle dans le cadre du système hétérocentré naturalisé. (…) Je me reconnais comme étant un producteur de godes et comme un translateur et diffuseur de godes sur mon propre corps et sur tout autre corps qui signera ce contrat.

De toute évidence, si tu es déjà entré·e dans un studio de danse, c’est quelque chose qui ne t’aura pas échappé : des organes supplémentaires n’arrêtent pas de surgir dans l’expérience de danse. Malgré le texte et les histoires (et les genres d’histoires) qui se disent sur ton corps, tu arrives à y faire exister d’autres récits. C’est ténu. Et cela demande de la pratique, de l’entêtement, mais aussi donc, un contrat : le contrat que nous passons dans le studio, celui de renoncer momentanément à ce que l’hétérokkkapitalisme dit de nous, d’en étudier les (choré)graphies en nous, et d’apprendre à faire pousser au bord de nous d’autres mondes.

Les contrecontrats (BDSM et autres) parlent de la manière dont les subjectivités tordues savent tordre les outils du maître, les imiter, en rire, et pour finir se les appliquer à elleux-mêmes à des fins qui oscillent entre la « blague ontologique » (Wittig 1992), l’invention de zones d’habitabilité temporaires et l’émancipation. Relire les contrats qui se passent entre danseureuses à leur lumière, c’est se donner, un peu, les moyens de se demander : et si les textes qui nous collent à la peau devaient être interrogés à d’autres profondeurs ? Et si pour désapprendre les chorégraphies du capital, tu avais besoin aussi d’interroger le genre de créature terrestre que tu crois être ou pouvoir devenir ? Une étude queer, oui : un entêtement à passer des contrats de travers.

Bibliographie
Léa Rivière, « Danser est un service écosystémique et être trans aussi », Klima, #3, 2019.
Monique Wittig, La pensée straight, trad. Sam Bourcier, Balland, (1992) 2001.
Paul B. Preciado, Manifeste contrasexuel, trad. Sam Bourcier, Balland, 2000.
Sara Ahmed, Vandalisme queer, trad. t4t, Burn Août, (2019) 2024.
Stefano Harney et Fred Moten, Les sous-communs. Planification fugitive et étude noire, trad. collective, brook, (2013) 2022

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Emma Bigé

Emma Bigé étudie, écrit et traduit entre les champs de la danse, des études queers et des inhumanités environnementales.
Agrégée et docteure en philosophie, danseuse et commissaire d’exposition, elle est notamment l’autrice de Mouvementements. Écopolitique de la danse (La Découverte, 2023) et avec Clovis Maillet d’Écotransféminismes (Les liens qui libèrent, 2025). Elle enseigne irrégulièrement l’épistémologie en écoles d’art et dans des centres chorégraphiques. Elle vit près d’une forêt dans le Périgord et dès qu’elle peut, elle roule par terre.