L’intérêt à agir
Quand l’art s’inquiète du droit des étrangers et du droit d’auteur.
Éditions Lorelei collection Frictions, oct 2023 — Extraits.
Les coauteur·ices de ce livre sont réuni·es au sein de trois duos et collectifs : Patrick Bernier et Olive Martin, le Bureau des dépositions [2018-2023] et karma (Cynthia Montier et Abdul-Hadi Yasuev).
Avec un intérêt commun, celui d’agir depuis le champ de l’art face aux violences des politiques migratoires, ils et elles ont élaboré des formes performatives qui font se répondre droit des étrangers et droit d’auteur. Alors que le droit des étrangers, associé à une politique des frontières, rend clandestin, exploite et laisse mourir, le droit d’auteur est ici saisi pour exercer le droit commun d’œuvrer, en défendant l’intégrité d’œuvres qui ne peuvent exister sans la présence physique de l’ensemble des coauteur·ices qui les performent.
Ce texte choral est un geste-amorce pour élargir un intérêt à agir collectif, adressé aux institutions de l’art et de la justice, aux auteur·ices et à l’ensemble des lecteur·ices.
Malaises dans le travail à plusieurs et dans le droit d’auteur
Marie Moreau, Sarah Mekdjian
[…]
À plusieurs, dix personnes qui se sont rencontrées au Patio solidaire à Grenoble – Mamadou Djouldé Baldé †, Ben Bangoura, Laye Diakité, Aliou Diallo, Pathé Diallo, Mamy Kaba, Ousmane Kouyaté, Sarah Mekdjian, Marie Moreau, Saâ Raphaël Moundekeno – nous avons co-œuvré depuis 2018 et tentons de rester près des problèmes. Le droit d’auteur ne protège pas contre les expulsions. Si une personne sans droit de séjour peut jouir légalement de ses droits d’auteur, les atteintes et violences vécues sont aussi légales : les expulsions, les convocations administratives, les processus de clandestinisation, les rapports de mise en concurrence citoyen·nes-étranger·es. Le droit nous regarde, nous empêche ; nous tentons de répondre. Nous appelons à cesser les faire-comme-si, comme s’il était normal de vivre dans et par ces atteintes légales. Les réponses ont lieu dans les tribunaux, mais aussi depuis d’autres scènes de dissensus et de mise en commun : les scènes artistiques, les salles de classe, les scènes des institutions qui diffusent les œuvres, la scène de ce livre et des lecteur·ices qui le tiendront en main.
Affirmer que « nous co-œuvrons à plusieurs » ne va pas de soi : le ou les « nous » se forment depuis des dissensus, des silences, des deuils. Mamadou Djouldé Baldé, coauteur depuis 2018 au Bureau des dépositions, est mort le 15 août 2022. Les « nous » avec et sans Mamadou sont troués. Co-œuvrer non plus ne va pas de soi, notamment en raison des atteintes – expulsions, menaces d’expulsion – que plusieurs coauteurs vivent et que nous dix, désormais neuf, vivons. Après son arrestation du 25 juin 2022, Aliou Diallo ne s’est plus dit « coauteur » et souhaite désormais quitter le Bureau des dépositions. Il se dit « assistant » (→ Coauteur/Assistant), ce qui ne lui va pas ; il quitte. Co-œuvrer ici s’arrête. Les notions d’auteur et d’œuvre, en lien avec la notion juridique de propriété intellectuelle, nous travaillent aussi. Les oppositions entre forme et idée, matérialité et immatérialité, corps et esprit, de même que la définition des auteur·ices comme propriétaires exclusif·ves et souverain·es d’œuvres originales dans le Code de la propriété intellectuelle contredisent les expériences esthétiques que nous faisons. C’est aussi depuis un désœuvrement et des rapports de propriétés mis en crise (→ Œuvre-milieu) que des gestes de transformation esthétique, juridique, politique, se tentent.
Dans le même temps, co-œuvrer, cocréer sont des verbes à la mode, accompagnés des termes de participation, inclusion, collaboration, comm – « un », tiers lieu. Autant de termes qui risquent de faire ou font déjà mot d’ordre, tandis que l’inclusion creuse et se relie à l’exclusion et que la collaboration maintient souvent le partage des rôles et statuts, autrement dit des statu quo.
Les impensés (re-)produits par les institutions de la recherche universitaire, qui ne reconnaissent pas la coauctorialité qui a cours au Bureau des dépositions, mais aussi les impensés (re-)produits par les institutions de l’art en matière d’économie, de rôles, mettent en évidence et creusent des asymétries de statuts juridiques et administratifs.
Dès 2016, avant les expériences du Bureau des dépositions, nous, Marie, Sarah, avons éprouvé des malaises liés à des résidences de création artistique et de recherche qui nous liaient à plusieurs personnes en situation de demande d’asile et clandestinisées. Les relations, notamment contractuelles, que nous, Marie, Sarah, avons instituées avec l’Université, ont contribué, en grande partie malgré nous, à invisibiliser et exploiter celles, ceux, avec qui nous travaillions. Nous avons invité des ami·es, des complices à des journées d’« inqui-études », puis à des « banquets des transformations 1 », à Grenoble, pour pouvoir ressusciter les malaises que nous éprouvions.
Depuis ces « inqui-études » et banquets, les malaises dans le travail à plusieurs se sont en partie déplacés et transformés avec les outils des génériques de coauctorialité, les licences Creative Commons 2, les clauses singulières de contrats de cession de droits d’auteur, les contrats relationnels et processuels qui changent, par des avenants, tout au long de l’expérience, les intérêts à agir… Aucune recette ici, mais des situations singulières à partir desquelles cultiver des écologies de relations et porter attention aux silences, aux impensés, s’appuyer sur des apories désirantes.
Le droit d’auteur, paradoxalement, est un espace de mise en commun possible, bien que servant aussi l’enclosure des gestes esthétiques, des connaissances. Il est commun en ce qu’il peut être exercé autant par des personnes autorisées à séjourner en France qu’interdites du droit de séjour. En ouvrant un possible, le droit d’auteur en ferme d’autres : lié à la propriété privée exclusive, il crée à nouveau une « liste d’invité·es sélectionné·es » et enclot ce qui pouvait s’indéterminer et proliférer. Il y a donc à « institutionnaliser » le droit d’auteur, au sens où François Tosquelles 3 emploie ce verbe, c’est-à-dire le soigner, le transformer, affirmer des liens qui ne soient pas ceux de la propriété usive, abusive et exclusive, mais celle d’une copropriété commune indéterminée.
Contrat
[…]
Le contrat est souvent relégué aux coulisses des champs où il opère. Dans les pratiques esthétiques et politiques de l’art conceptuel, il est une pièce importante, une trace possible de processus immatériels, et lieu de mise en question du champ de l’art, de la fétichisation des objets, de la marchandisation, de la production de valeur, des figures d’auteur·ice et d’œuvre. À l’instar du contrat de travail, particulièrement critiqué par Marx, un contrat peut être un outil légal qui établit de faux rapports d’équivalence (pour le contrat de travail, entre la figure du capitaliste, propriétaire des moyens de production, et celle de l’employé·e, propriétaire de sa seule force de travail). Mais il peut aussi servir de mise à découvert des rapports d’exploitation et d’équivalence, en faisant insister des relations de réciprocité et des transformations possibles.
Minen kolotiri. Sculpter le droit par le droit est une performance où les coauteur·ices du Bureau des dépositions exposent, en présence de publics, le contrat de coauctorialité qui les lie. Se joue ici une mise en abyme : la performance est celle de ses conditions juridiques, matérielles, relationnelles, de possibilité.
Assis·es en demi-cercle, prolongé par celui des publics, les coauteurs·ices exposent les articles du contrat de coauctorialité qu’elles et ils ont commencé à élaborer en 2020 à Bordeaux, lors d’une résidence avec l’Ensemble UN 4 à l’OARA (Office Artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine). Elles et ils négocient leurs liens et obligations réciproques : conditions matérielles, temporelles, relationnelles pour co-œuvrer, pour exposer, diffuser la performance, rompre le contrat. Pour chaque article, une coautrice, un coauteur, se lève et énonce une version aux publics et coauteur·ices, puis vient s’asseoir dans l’arc de cercle en vue de discussions. S’entendent alors des silences, des dissensus, des nécessités de nous traduire et ré-énoncer encore.
Le contrat ouvre un espace de questionnements de ce qui fait ou non réciprocité dans les relations singulières qui s’élaborent ; ce que chacun·e, ensemble, à plusieurs, entendons par les termes de « coauteur·ice », d’« œuvre », ce qu’ils contraignent et rendent possible. En portant attention à un contrat de coauctorialité, l’idée est moins de participer à la neutralisation de scènes délibératives, de prévenir des litiges, selon une logique assurantielle, de chercher à produire du consensus, que d’ouvrir des scènes de dissensus, de négociation entre des parties prenantes, avec des enjeux situés de réciprocité et de responsabilités partagées. Le contrat permet également qu’il soit rompu, que des relations puissent s’arrêter.
Œuvre-milieu
[…]
Un habitat possible des performances serait celui de coautrices, coauteurs, de personnes des publics, d’institutions artistiques, culturelles, qui n’aient pas des rôles identiques (une unique manière d’habiter), mais des rôles singuliers et reliés d’habitant.es garant.es d’usages et de processus vivants, liés à l’indétermination d’œuvres-milieux. La notion de « milieu » peut renvoyer à un entre-soi où se reproduit la logique du même, de l’identique. L’œuvre-milieu ne serait, dans ce sens, qu’une nouvelle enclosure, réduite à une marchandise. Le risque est toujours présent. Et c’est en le prenant en compte qu’il s’agit de faire insister un « milieu » où s’exercent des singularités, des dissensus, des traductions, comme processus pragmatiques d’indétermination. La notion d’œuvre-milieu cherche des traductions juridiques opérantes, ce qui a fait l’objet d’études en droit et en esthétique depuis les plateaux radio : « Œuvrer les limites du droit » (archivés sur la radio r22 5) et lors d’un Hackathon 6 intitulé « L’acte de création en question : le cas des performances empêchées du Bureau des dépositions » mené à Grenoble en novembre 2022 avec le syndicat de la Ligue des auteurs professionnels. Ces études nous ont permis de ne pas rabattre les contrats à des formats préexistants, mais de susciter des interprétations qui s’attachent à la propriété des œuvres et à la dignité de leurs auteur·ices. Un travail de rédaction de clauses dans des contrats de cession de droit d’auteur nous permet de lier les parties concernées par la création, la production puis l’exposition et la diffusion des œuvres, à savoir les auteur·ices et les institutions, associations, acquéreur·euses privé·es – ce qui nous relie à nouveau au geste d’« institutionnaliser » que nous apprenons de François Tosquelles (→ Malaises dans le travail à plusieurs), autrement dit aux modalités collectives et institutionnelles de l’être ensemble.
- Le 1er décembre 2017, nous, Sarah, Marie, avons invité Olive Martin, Patrick Bernier, Sébastien Canevet, Sylvia Preuss-Laussinotte à performer X et Y c/Préfet de… Plaidoirie pour une jurisprudence à l’ancien tribunal de Grenoble, programmation suivie le 2 juin 2018 par un banquet des transformations, avec Céline Poulin, Marie Preston et Myriam Suchet. Des éditions précédentes avaient réuni Perrine Boissier, François Deck, Kobe Matthys, ou encore Peggy Pierrot. ↑
- Nous remercions François Deck et ses travaux sur les génériques d’auteur·ices, et Kobe Matthys pour sa vigilance liée aux formats d’extraction du vivant et des cas de jurisprudence ou quasi-choses archivées non exhaustivement dans et par Agency depuis 1992. Agency est une agence d’archives et d’activation de protocoles judiciaires qui interrogent les œuvres matérielles ou immatérielles et les pratiques artistiques qui excèdent les habituels partages entre auteur·ice humain·e – en individuel ou collectif – et auteur non humain, machinique ou hybride. ↑
- François Tosquelles, psychiatre et psychanalyste, est cocréateur de la psychothérapie institutionnelle à Saint-Alban. Il porta notamment attention aux modalités collectives et institutionnelles de « l’être ensemble ». ↑
- L’Ensemble UN est une société d’improvisation composée, selon les contextes, de 23 musicien·nes, 2 cinéastes et 1 plasticien·ne lumière, 1 performeur·euse. Chaque auteur·ice-improvisateur·ice est, par sa pratique, au centre d’une expérimentation en orchestre. ↑
- Marie Moreau, Sarah Mekdjian, et al., « Œuvrer les limites du droit », r22 Art Radio, 2019-2020, disponible sur : r22.fr/antennes/bureau-des-depositions/oeuvrer-les-limites-du-droit-2#:~:text=Oeuvrer%20les%20limites%20du%20droit, conceptuel%2C%20droit%20et%20sciences%20sociales, consulté le 30 juin 2023. ↑
- Hackathon, Grenoble, 8-10 novembre 2022, Ligue des auteurs professionnels, disponible sur : ligue.auteurs.pro/2022/10/19/la-ligue-organise-un-hackathon-a-grenoble-du-8-au-10-novembre-2022/, consulté le 30 juin 2023. ↑
Bureau des dépositions
Pendant cinq ans, un ensemble de dix co-auteur·ices-performer·euses ont créé des œuvres immatérielles performatives sous le nom commun de Bureau des dépositions. Ces œuvres avaient comme conditions (mentionnées dans nos contrats de session de droit) une clause d’indivision et d’expression intuitu personae: si l’un·e d’entre nous venait à manquer, son absence portait atteinte à l’intégrité de l’œuvre. En juin 2022, deux d’entre nous ont été arrêté par la police des frontières alors qu’ils se rendaient au CAPC de Bordeaux pour performer Minen kolotiri. Les œuvres-milieux du Bureau des dépostions sont depuis, légalement empêchées. Aujourd’hui, un autre Nous, travaille à la Fabulation pour un procès pour cette atteinte : https://www.r22.fr/blog/fabulation-pour-un-proces-atteinte-a-l-integrite-des-oeuvres-milieux-ex-bureau-des-depositions-pre-enactment-depuis-agence-a-bruxelles-sam-14-decembre-2024