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Les gestes d’importances

Par Jeanne Brouaye

27 mai 2024, au petit matin, le nez dans son bol de céréales, mon fils de sept ans, scolarisé à Bruxelles, s’insurge contre les évaluations auxquelles chaque enfant belge est soumis tout au long de sa scolarité. Il a peur de ne pas y arriver. Je le rassure en lui disant que si le travail se fait dans la régularité, il n’y a pas à s’inquiéter de ces évaluations, ce qui compte c’est d’acquérir peu à peu la maîtrise de certains outils qui nous permettent d’entrer en relation avec le monde. Il s’apaise mais je sens qu’au fond, lui comme moi ne pouvons complètement nous satisfaire de cette vision et qu’il s’agit là d’une convention sociale qui interroge.

Pour ma part, je suis issue d’une école à pédagogie alternative où les notes n’existaient pas, les appréciations individuelles et parfois collectives tenaient lieu d’évaluation au point que jamais, du moins jusqu’à mes quatorze ans, je n’eus à vivre cette drôle de chose humaine de se construire selon un ordre compris entre zéro et vingt ou encore entre A et D, si bien que lorsque je repense à mes camarades de l’école Decroly, je sais vaguement que certains étaient plus à l’aise dans certaines matières mais je n’en ai pas connu un seul en échec.

Dans le dictionnaire de l’Académie française, tenir quelqu’un en échec, c’est, je cite, « lui ôter les moyens d’agir de manière efficace, l’empêcher de réussir une action, d’obtenir un succès » ou encore, « lui interdire de mener à bien une entreprise par les embarras, les obstacles qu’on lui crée ». Á Decroly, grande singularité d’une école publique, il n’y avait pas d’échec possible ; rien qui ne permette aux adultes de tenir un enfant en échec, rien qui ne permette aux enfants de se tenir en échec. Dans cette école guidée par le « Learning by doing », apprendre en faisant donc, c’est la capacité d’agir qui l’emporte sur le reste, sur toutes les nomenclatures stigmatisantes qui placent les enfants en tenaille et je retiens aussi une très grande liberté de mouvements où l’énergie du corps de l’enfant peut se déployer sans qu’il y ait reprise ni remontrance. Il est donc bien sûr aussi question d’architecture. Mon fils est dans une école avec une cour carrée si petite que les bagarres affluent et les insultes fusent, mais il est aussi dans une école où les modèles sociaux sont si mélangés qu’il est impossible de s’y forger une opinion tranchée sur ce que doit être ou ne pas être une vie et une éducation et cela a aussi beaucoup de valeurs à mes yeux. Pas d’idéal donc, mais des directions prises qui s’affirment dans le temps et dont on ne saura mesurer les effets que plus tard, bien plus tard.

Il en va de même pour le travail scénique et ma pratique de chorégraphe. Si des usages, des exercices ou encore des rituels liés aux formations diplômantes se perdent avec le temps, certains, malgré tout demeurent et se doivent de perdurer si l’on prévoit d’être encore et toujours sur la scène, si l’on prévoit que le corps sera l’objet de médiation par lequel on racontera des histoires. Je n’ai, pour ma part, jamais quitté le plateau ou plus largement l’espace de représentation. Aussi je n’ai jamais cessé de m’entraîner. Entre le sport, la danse, le théâtre et la musique, je n’ai jamais cessé d’être dans la négociation entre le temps requis pour faire exister le travail et le temps du corps, ce territoire infini qui requiert des durées variables et depuis lequel s’énoncent des vérités physiologiques et mnémoniques.

Depuis que je mène et développe mon propre travail, avec l’enjeu supplémentaire d’élever un enfant en garde plus ou moins alternée, tout est compté dans l’organisation des journées pour faire tenir ce qu’il y a à tenir, à commencer par le présent ; la gestion des tâches ménagères, les repas, les activités, l’organisation du quotidien…, la difficulté tient au fait que pour faire tenir l’ensemble, il faut libérer du temps pour le corps, car pour ma part c’est un besoin, or c’est souvent ce temps-là qu’on est tenté de sacrifier car les urgences l’emportent souvent sur les choses importantes.

Dans ses deux derniers ouvrages, Quotidien politique1 et La Subsistance au quotidien2 dont je m’inspire pour ma prochaine création, la sociologue Geneviève Pruvost relate les gestes et les usages d’un ensemble de personnes qui se sont, non seulement extraient de la vie urbaine, mais surtout qui ont fait le choix de se relier à un présent dont la forme diffère de celui énoncé par la modernité. La charge mentale et le rythme n’en demeure pas moins soutenus pour certains jusqu’au-boutistes, mais la nature des efforts produits semble donner un sens plus profond aux choses, comme si le simple fait de faire par soi-même libérait de l’énergie vitale. La question qui en découle est donc relative à la délégation des savoir-faire pour tenter de comprendre jusqu’où il convient de s’en remettre à d’autres au nom de la vie pratique.

Pour ma part, je suis constamment empêchée. La moindre initiative liée à la vie pratique se transforme en épopée imaginative semée d’embûches car je maîtrise mal le monde agit par les mains. J’ai grandi en ville, dans des appartements ou pavillon de banlieue, on ne m’a pas transmis l’art de bidouiller et de construire par moi-même. J’ai reçu néanmoins quantité d’autres choses, je fus notamment initiée à la danse, au théâtre, à la musique depuis l’enfance ; la dimension manuelle s’est incarnée dans une relation scénique à l’objet, instruments de musique, engins en gymnastique rythmique et sportive, accessoires de théâtre de sorte que dans la « vraie vie », trop occupée par mes études et mes pratiques, je n’ai développé aucune compétence particulière pour le bricolage ou encore les choses de la vie concrète, car tout en moi cherchait constamment une échappée et la pratique artistique s’est avérée un lieu symbolique enchanté, un lieu où les conditions de son existence dépendent de l’imagination humaine et de l’incarnation physique, un lieu rêvé donc.

Aujourd’hui mes spectacles sont des sortes de mises en abîmes de ce qui me manque dans la vie réelle, à travers la restitution de gestes d’usages, ceux que je n’ai pas appris à faire et que je m’applique à reproduire sur scène en m’initiant notamment à des techniques de constructions vernaculaires et écologiques. Ce fût d’abord un élan, une intuition qui me guida dans cette direction qu’il fallait pour repenser le monde, s’en prendre à l’architecture et l’histoire de nos bâtis, jusqu’à ce que je comprenne que ce que je cherchais à faire émerger plus largement c’était de repenser les conditions de la matérialité.

Créer est donc pour moi un espace de fabrique des possibles ou grâce à ma pratique du corps je peux relayer d’autres pratiques. En portant mon attention sur les gestes d’usages relatif à l’habitat, j’ai trouvé une articulation entre vie rêvée et vie réelle.

Je songe également que la fabrique de ces petits mondes sensibles est la somme de pratiques variées, je l’énonçais plus haut : le corps est un territoire infini. Les interprètes avec lesquels je travaille sont eux aussi chargés d’une histoire des pratiques parfois très hétérogènes. Le trait d’union sans doute tient à la nécessité d’entrer dans son corps. C’est une expression particulière, elle est imagée et impossible, or je pense que pour tout praticien l’image est claire et parlante : cela revient à « sentir son corps ».

Pour ma part j’aime les courbatures et les traces du travail après l’effort, mais « rentrer dans son corps », grâce aux effets de la proprioceptions, peut aussi signifier se sentir allégé et ouvert. En réalité que ce soit les réminiscences un peu douloureuses d’un effort produit ou un extrême bien être lié à une pratique restaurative, il y a une sorte d’hyper présence à soi-même, quelque chose d’augmenté à l’intérieur de soi qui produit un ancrage et une qualité d’être au monde spécifique puisque les sens ont été réordonnés.

Il est intéressant d’observer que chaque culture développe et déploie ses propres dispositifs de soin, thérapeutiques, spirituelles et de prise en charge des corps selon des gestes bien précis, la condition physique et psychique des êtres dépendants toujours d’une vision politique. En Europe, plus largement en Occident en réponse aux chants néo-libéraux conservateurs, on assiste à une crise du monde du travail, dont la manifestation s’incarne notamment dans le burn-out. D’un côté le servage du sud global, de l’autre la crise des vocations, parce que mis bout à bout, les gestes qui structurent une journée depuis le petit matin jusqu’au soir ou l’inverse pour beaucoup, ne répond plus a un besoin ontologique du faire.

De nouveau Geneviève Pruvost, dans ces deux derniers ouvrages, en s’appliquant méthodiquement à consigner l’ensemble des gestes qui fondent une relation autre à la modernité par l’organisation et la gestion de la subsistance, se fait le relais d’expériences inédites et hybrides à la croisée des mondes et des temps, car il n’est pas question dans les exemples cités de se défaire complètement d’internet par exemple, ce qui rompt avec des aventures communautaires, qu’on a pu identifier par le passé, où il fallait s’extraire le plus possible de la modernité. Ici de nouveaux modèles émergent à la faveur d’un rééquilibrage et d’une redistribution des pratiques.

En tant qu’artiste, je dialogue avec ces enjeux sociétaux et je trouve passionnant de se tenir à l’écoute de ces inventions là. Il y a des activités humaines qui produisent des fatigues souhaitables quand d’autres nous dévastent et sans doute que la recherche consiste à repenser le corps depuis les gestes perdus jusqu’aux gestes futurs. La danse a cela de puissant qu’elle peut organiser ce voyage situé quelque part entre l’archéologie et la futurologie et c’est, je crois, depuis des corps mutants que peut s’écrire et s’inventer une histoire des pratiques du 21e siècle.

En attendant, il est 14 h, on est le 12 juin, le ciel est blanc et bas, le feuillage des arbres qui se déploie face à ma fenêtre tremble et semble tituber. Plus qu’une heure avant la fête de l’école, j’ai raté mon cours de yoga et sauté un repas.

L’urgence l’emporte souvent sur les gestes d’importance.


  • Quotidien politique - Féminisme, écologie, subsistance. Geneviève PruvostÉditions La Découverte, Collection L'horizon des possibles, 2021
  • La Subsistance au quotidien - Conter ce qui compte. Geneviève PruvostÉditions La Découverte, 2024




BIBLIOGRAPHIE :

Décoloniser l’architecture, Mathias Rollot
Éditions Le Passager clandestin, 2024

Des voix s’élèvent : féminisme et architecture. Stéphanie Dadour
Éditions de la Villette, 2022